En des temps éloignés, un tyran avait voulu édifier la plus belle des églises qui se puisse concevoir. Il fit appel à un architecte au savoir incomparable, du nom de Maître Manole, qui se mit à l'ouvrage. Hélas, une malédiction liée au lieu choisi pour bâtir l'édifice provoquait l'effondrement dans la nuit de ce qui était construit dans la journée, et seul un sacrifice pouvait venir à bout de cet engrenage. Accaparé par sa volonté d'associer son nom au plus beau des bâtiments, Maître Manole fit emmurer vivante sa femme enceinte dans les fondations.
La construction se poursuivit sans plus d'incidents, mais le tyran résolut que Maître Manole ne construirait plus rien qui risquât d'égaler ce monument. Alors que l'architecte et ses apprentis mettaient la dernière main à l'ouvrage, perchés en haut du gigantesque clocher, le roi jaloux fit abattre les échafaudages, condamnant les artisans à une mort lente. A l'aide de bouts de bois et de tissu, les prisonniers, tels Dédale et Icare, conçurent des ailes qui devaient les sauver de leur destin. Et la légende de conclure : « Partout où ils sautèrent, ils creusèrent leur tombe. »
Une oeuvre labyrinthique
La Ballade de Maître Manole est un vieux conte populaire, qui a souvent été présenté comme une synthèse de l'âme roumaine : fataliste et marqué d'une aspiration sans bornes au spirituel. Le philosophe roumain Mircea Eliade l'a accaparé à son tour, en faisant l'un des piliers de son De Zalmoxis à Gengis Khan (1970). Cet ouvrage entendait partir de l'analyse d'un cas particulier (les origines mythiques du peuple roumain) pour s'ouvrir sur de larges perspectives, celles de l'étude comparative des religions.
La première chose à savoir avant de s'attaquer à la lecture de l'oeuvre d'Eliade, c'est qu'il convient de se munir d'un fil d'Ariane, de savoir ce que l'on y cherche. Que ce soit comme historien des religions ou comme romancier, l'auteur, s'inspirant de ses lectures ésotériques, semble s'être fixé comme règle de ne rien exposer clairement. Au fil de ses multiples ouvrages, il s'ingénie à multiplier les indices, à suggérer des relations, à explorer des pistes qu'il abandonne aussitôt pour courir d'autres analyses. C'est au lecteur de se construire son opinion dans ce labyrinthe d'idées souvent tout juste esquissées. Cela a peut-être contribué au succès de ses livres, et en tout cas a aidé ceux qui l'ont critiqué : on y trouve tout ce qu'on veut, puisque rien n'y est donné et que le savoir susceptible de s'y trouver ne se déchiffre qu'entre les lignes. Cette matière, que les universitaires français qualifient volontiers de fatras, a reçu un accueil enthousiaste aux Etats-Unis, où Eliade fait toujours l'objet de colloques prestigieux.
De Zalmoxis à Gengis Khan contient en germe une bonne partie de la pensée d'Eliade, et aussi l'essentiel des ambiguïtés qui lui sont associées. Comme souvent, la démarche d'Eliade consiste ici à partir d'un thème particulier pour en faire le révélateur d'une attitude - qu'il suppose d'emblée commune à toute l'humanité - basée sur l'usage universel de mythes et de cosmogonies. Il distingue deux types d'homme, caractérisés par leur milieu social. Le premier est l'Homo religiosus, l'homme des sociétés « primitives », « archaïques », décrit par Eliade dans Le Mythe de l'éternel retour (1949). Cet homme prémoderne ne s'envisage que dans un monde sans chronologie. Sa conception du temps est cyclique, elle nie l'histoire en tant que succession d'événements individuels. Ce monde est circulaire - on y vit dans l'idéal autour d'un temple ou d'un totem -, il s'ancre dans un mythe fondateur, un ensemble de récits qui ont pour but de construire un univers de sens auquel s'intègrent les hommes. Les actes des hommes ne produisent d'effet de réalité que dans la mesure où ils reproduisent un modèle primordial, qu'ils répètent un événement mythique, qu'ils se conçoivent par référence à un archétype céleste - si Eliade méprisait Sigmund Freud pour ses « conceptions étroites », il s'était lié d'amitié avec Carl G. Jung et lui a emprunté une partie de ses concepts. Danse, lutte, sacre d'un souverain ou cueillette des herbes... la répétition des gestes rituels et des récits abolit le temps, permet de vivre dans le mythe de la création du cosmos, dans le moment intemporel où a pris place la révélation du geste exemplaire.