C’est une des grandes énigmes de la préhistoire. Quand a eu lieu la révolution cognitive, ce moment où l’humanité aurait développé une cognition 10 très avancée ? Cette propension, par son ampleur, semble caractéristique de notre espèce, Homo sapiens, dit aussi humain moderne. La « cognition moderne », moteur de notre succès sans précédent sur Terre, est considérée par les chercheurs et essayistes qui se sont penchés sur le sujet comme étant liée aux traits évolutifs suivants :
• l’émergence d’un langage sémantiquement complexe, qui permet de multiplier le nombre d’interlocuteurs ;
• une facilité à l’abstraction que nous jugeons inégalée dans le vivant (avec des doutes quant à l’exclusivité de cette capacité d’abstraction, émis par certains spécialistes de la cognition des cétacés ou d’autres espèces animales) ;
• un univers mental nous rendant capables de projections performantes, dans l’espace ou dans le temps : nous savons réfléchir au passé ou à l’avenir, et partager ces projections avec nos semblables ;
• la capacité de coordonner nos actions à très grande échelle, de créer des croyances collectives puissantes, de commercer et d’entreprendre des tâches incomparablement complexes, comme construire les vertigineuses structures matérielles et logicielles d’Internet ;
• des activités artistiques extrêmement variées et émotionnellement performantes, qu’elles soient symboliques et/ou figuratives, allant de l’expression corporelle (danse, chant, musique…) à la transmission sur d’autres supports (peinture, gravure, etc.) ;
• des outils toujours plus innovants…
Il est admis au moins que les vertébrés (mammifères, oiseaux, et même reptiles) sont dotés, avec plus ou moins d’intensité, d’embryons de ces capacités – reste qu’ils n’ont jamais envoyé un des leurs sur la Lune. Charles Darwin le constatait déjà dans son ouvrage La Filiation de l’homme (1871), estimant que tout est une question de degré. Nous sommes la seule espèce à atteindre cette complexité et cette efficacité dans leur mise en œuvre. Mais quand avons-nous acquis cette cognition « avancée » ?
Depuis dix ans, le débat s’est polarisé autour des thèses de Yuval Noah Harari, exposées dans son best-seller Sapiens. Une brève histoire de l’humanité (2011, trad. fr. Albin Michel, 2015). Harari n’est pas paléoanthropologue 11, mais historien. Pourtant, quand nous demandons à un moteur de recherche, tel Google, de dater la révolution cognitive, les vingt premières réponses (quand elles ne sont pas hors sujet) se positionnent pour ou contre sa théorie, lui conférant en creux l’autorité de l’évidence établie.
Sapiens en trois étapes
Succès international, traduit en trente langues et vendu à des millions d’exemplaires, Sapiens raconte une histoire de l’humanité sur le temps long, dans une vision universaliste et linéaire, autour de trois « révolutions ». Celle d’un animal « insignifiant » devenu l’élément central de l’histoire du monde grâce à sa capacité à se « fictionnaliser », c’est-à-dire à se raconter des histoires. Les humains ont donc conquis le monde en trois révolutions successives et cumulatives : la révolution cognitive, la révolution agricole et la révolution scientifique.
La première étape du triomphe de l’humain sur la nature serait cette révolution cognitive, qui intervient pour Yuval Harari il y a 50 000 ans – il se réfère à d’autres auteurs qui la situent selon les cas entre - 70 000 ans et - 30 000 ans avant le présent. Alors qu’il existait jusqu’ici plusieurs espèces humaines (néandertalien, dénisovien, homme de Flores…), sapiens s’impose partout et ferait au passage disparaître les autres, ce qui pour Harari s’explique par un avantage comparatif : sapiens serait le seul à disposer d’une cognition avancée (ce postulat de Harari est aujourd’hui contesté par les spécialistes de ces autres humanités). À l’origine de cette présumée évolution cognitive soudaine, Harari fait l’hypothèse d’une mutation soudaine du cerveau, propre à sapiens. Elle aurait permis une complexification du langage, autorisant la formation de groupes beaucoup plus importants et bien mieux coordonnés. Elle aurait aussi conféré à notre espèce la capacité unique de construire des mythes, des fictions partagées exerçant des effets coercitifs sur le réel. Par exemple, je crois avoir un employeur – Peugeot –, je reçois un salaire de sa part, mais cette société qui m’emploie est une fiction qui ne fonctionne que parce que des millions d’autres que moi fabriquent des voitures, les achètent ou spéculent sur leur vente, contribuant tous au fonctionnement collectif de l’entité virtuelle Stellantis.