Il y a plus de trente ans, le philosophe américain Stanley Cavell, jusqu’alors féru de problèmes de langage, se tournait vers un objet plus frivole : les comédies hollywoodiennes dites « du remariage », où un couple se quitte puis se retrouve. Le traitement qu’il leur appliquait, puisant dans les œuvres de Platon, Emmanuel Kant, Friedrich Nietzsche, Sigmund Freud et autres sévères penseurs, était tout sauf une critique du divertissement : il célébrait le cinéma comme « laboratoire de la démocratisation du perfectionnisme moral », une doctrine invitant à la culture des vertus personnelles. Le cinéma, source de réflexion éthique, et pourquoi pas, métaphysique ? Depuis, l’idée a fait son chemin et un nouveau pas a été franchi vers ce que l’on osait à peine nommer un art : le feuilleton télévisé.
L’ouverture à des questions universelles
Après divers coups d’essai (Mille scénarios, Sabine Chalvon-Demersay, 1994, La Culture des sentiments, Dominique Pasquier, 2000), voici que, depuis trois ans, les séries font une entrée en force dans le cabinet du philosophe. En 2009, l’éditeur Ellipses plaide la cause en invitant Thibaud de Saint Maurice à relire treize des séries « les plus regardées » (Philosophie en séries, t. I). Questions : pourquoi Sawyer n’est-il jamais d’accord avec Jack et pourquoi les naufragés du vol Oceanic 815 sont-ils si stupidement désunis (série Lost) ? C’est qu’on a là un exemple de la difficulté des hommes à faire société : pour sortir de l’« état de nature », expliquait Thomas Hobbes au XVIIIe siècle, il faut « passer contrat ». Comment se fait-il que Tony Soprano, mafieux confirmé, se jette sur le divan d’un analyste ? C’est que la série Les Soprano, selon T. de Saint Maurice, n’est rien d’autre qu’une longue méditation freudienne sur les conflits du moi avec le ça et le surmoi. Quelle sorte de faute commettent Grissom et son équipe des Experts chaque fois qu’ils prétendent tenir une preuve infaillible désignant le coupable ? Celle d’être en retard sur la science de leur temps : depuis Karl Popper, on sait qu’une expérience ne peut pas établir un fait, elle ne peut qu’en réfuter un autre. Étendue à douze autres œuvres (Philosophie en séries, t. II, 2011), l’entreprise a l’avantage d’être digeste : elle puise dans chaque série un fragment utile à l’évocation d’un dilemme classique de la réflexion morale, politique, existentielle ou cognitive. Au-delà du constat un peu trop évident que les séries peuvent « nous aider à vivre » et « à comprendre le monde », il s’avère que ces productions consommables en toute innocence ont été construites avec soin et peuvent ouvrir la porte à des questions universelles. Les Presses universitaires de France l’ont bien remarqué et inauguré en avril 2012, une « série sur les séries », où les philosophes ont leur place et disposent d’un espace suffisant pour nous montrer que ces œuvres peuvent être lues sur de multiples registres.