La planète football. Entretien avec Pascal Boniface

À première vue, la Coupe du monde de football est un grand événement sportif. À seconde vue, derrière chaque match, c'est aussi une partie économique, culturelle et politique qui se joue, explique Pascal Boniface. Le football est un concentré de la mondialisation et de ses contradictions.

Quand il s'agit de foot, sa passion de toujours, l'expert retrouve son âme d'enfant :  J'ai "10 ans",  avoue tout de go Pascal Bonniface à l'orée de son dernier ouvrage, Football et mondialisation. Le jour du coup d'envoi de la Coupe du monde, l'analyste deviendra en effet un supporteur comme un autre, aussi enfiévré, aussi chauvin même. L'analyste, plus souvent occupé par les passions au Moyen-Orient, l'étude du terrorisme ou les rivalités de puissances en Asie que par les dieux du stade, est depuis longtemps soucieux de réconcilier sa passion et son métier. S'étant heurté aux « pisse-vinaigre » (dit-il) de l'édition et de la recherche, il n'a pas baissé pavillon. Le résultat est un rafraîchissant plaidoyer pour ce sport symbole de la mondialisation et une lecture en profondeur des évolutions de la planète, dans l'improbable mais révélateur miroir des stades : le monde est foot !

Vous analysez avec enthousiasme la conquête de la planète par le football, depuis la fin du xixe siècle. Peut-on porter un regard aussi émerveillé sur un phénomène qui est aussi le fruit de la domination occidentale du monde ?

Le football est un empire, et quel empire ! Il n'est pas aujourd'hui de phénomène plus global. Dans le sillage des marins, des marchands, des industriels, des militaires et des colons anglais, le football a séduit le monde entier. Sa diffusion a aussi été amplifiée par la migration des jeunes gens des bonnes sociétés de la planète, venus faire leurs études dans les collèges de Sa Très Gracieuse Majesté, qui rapportaient au pays pour l'été leur ballon et l'envie de taper dedans... La radio et la télévision ont ensuite parachevé cette conquête. La finale France-Brésil, celle-là même qui a attiré plus de deux milliards de téléspectateurs ! L'empire du foot règne aujourd'hui sur le monde entier, jusqu'en des contrées improbables comme le Népal, le Bhoutan ou la petite île de Montserrat, aux Antilles. Mais cet empire ne s'est jamais bâti sous la contrainte. Il s'est emparé très pacifiquement des esprits et des coeurs. A vrai dire, ce sont même plutôt les esprits et les coeurs qui ont adopté ce jeu si british. Si l'on veut absolument parler de puissance, alors c'est de « puissance douce » qu'il s'agit, pour reprendre les termes du politologue américain Joseph Nye. Quel rêve c'eût été de voir les Etats-Unis de George Bush, et plus encore la Grande-Bretagne de Tony Blair, se souvenir de cette réussite pour penser plus intelligemment leur stratégie d'exportation de la démocratie en Irak !

Il ne s'agit certes pas de conquête militaire, mais le football n'en a pas moins incarné une forme de domination culturelle occidentale. Vous rappelez même que la fédération argentine interdisait de parler espagnol...

En effet. L'Asociacion del Futbol Argentino, fondée en 1893, sous l'impulsion d'un professeur d'origine anglaise, a adopté toutes les règles, y compris les plus marquées par l'esprit britannique : l'un des premiers guides indiquait par exemple que « le joueur lésé pouvait accepter les excuses du coupable à condition qu'elles fussent sincères et formulées dans un anglais correct », l''Asociacion del Futbol Argentino ne permettant pas que l'on parle espagnol lors des réunions de ses dirigeants. C'était la conséquence de l'élitisme d'un sport qui avait d'abord été adopté par les classes sociales supérieures, soucieuses de mimétisme à l'égard d'une modernité incarnée par l'Europe. Mais, à l'évidence, cette phase élitiste de la mondialisation du foot n'a pas duré.