Grande comme deux fois et demie la Corse, c’est une île artificielle créée et habitée par des anarchistes pacifistes dans le Pacifique Nord. Ce « septième continent » est fabriqué peu ou prou sur l’emplacement du « sixième continent » de déchets plastiques découvert à la fin du siècle dernier. Il s’agit d’un espace utopique d’un futur pas si lointain, dont les concepteurs ont réussi à solidifier et à utiliser le vortex d’ordures. Il s’appelle Le Paquebot immobile et a été imaginé dans le roman éponyme publié fin 2020 par Philippe Curval, l’un des écrivains aux sources de la science-fiction française depuis Les Fleurs de Vénus en 1960. Son île libertaire est en rupture écologique, géophysique et politique vis-à-vis de la société dominante. Elle est l’héritière de celle, sans roi ni tyran, sans argent ni propriété privée de L’Utopie de Thomas More, texte fondateur de la notion d’utopie en 1516. Et elle ressemble à s’y méprendre à l’île Anarchia de Greg Egan dans L’Énigme de l’univers (1995) ; une zad 1 biotechnologique ancrée dans un volcan éteint submergé du Pacifique, construite grâce à six ingénieurs d’une firme appelée EnGenUity, pirates de la propriété intellectuelle qui y ont été rejoints par un million de rêveurs éveillés.
Merveilles de technoscience
Outre les règles que chacun s’engage à respecter, les utopies d’Anarchia ou du Paquebot immobile reposent sur des merveilles de technoscience. Car, comme l’explique P. Curval, le pari étant que l’individu « puisse s’épanouir dans sa totalité en tant que personne », l’île utopique fournit une abondance de biens. « La nourriture, par exemple, vient d’un dispositif sophistiqué dans les sous-sols, autorisant la création illimitée de viandes et de légumes synthétiques. Les transports sont gratuits, faciles d’accès grâce à un système d’antigravité. Chacun peut se bâtir sa maison comme il l’entend, s’appuyant sur l’entraide entre habitants, sur une pensée architecturale très avancée, mais aussi sur le soutien d’êtres artificiels, en l’occurrence de clones ratés ayant été reconditionnés, qui servent de domestiques, de producteurs, de travailleurs pour les tâches ingrates. Ils sont considérés tels des objets, des outils technologiques, pas humains même s’ils en ont le physique comme des androïdes 2. »
Là se situe la première limite de ce type d’utopie : et si ces esclaves, même lorsqu’ils sont d’ordre machinique, se rebellaient ? Une telle révolte avait déjà été mise en scène en 1921 dans la pièce de théâtre R.U.R., Rossum’s Universal Robots de Karel Capek (créateur du terme « robot » l’année d’avant). Et si le prix à payer pour de telles prouesses technologiques s’avérait en définitive trop lourd d’un point de vue géopolitique, moral ou tout simplement humain ? Les auteurs de ces utopies le savent, leurs univers sont loin d’être des mondes sans conflit, de bonheur pur et parfait tel le jardin d’Éden. La Culture par exemple, civilisation pangalactique d’un cycle de romans de l’écrivain écossais Iain M. Banks, met en scène une société anarchiste, sans loi ni hiérarchie, sans argent ni propriété grâce aux miracles de ses technologies, dont notamment ses intelligences artificielles, drones et vaisseaux qui y vivent en égalité avec les humains et les extraterrestres… Sauf que cette utopie d’un très lointain avenir, au premier abord totalement pacifiste, ne subsiste pour ses trente mille milliards de citoyens que grâce au sale boulot des protagonistes des romans : ils transforment les autres civilisations de l’univers afin de les rapprocher de l’idéal de la Culture grâce à la stratégie, à la force si nécessaire et bien sûr à leur puissance technoscientifique sans équivalent…