Entretien avec Danilo Martuccelli

La société française et ses épreuves

La spécificité des sociétés contemporaines doit désormais être saisie dans la manière dont, à travers différentes épreuves (école, famille, travail…), elles produisent un certain type d’individu. Telle est du moins la conviction de Danilo Martuccelli, qu’il a mise en œuvre dans une enquête sur l’individu dans la France contemporaine.
C’est un regard neuf que Danilo Martuccelli propose de jeter sur la société française dans son dernier ouvrage, Forgé par l’épreuve. On y retrouve la trace de ses réflexions antérieures sur la domination, le statut de l’individu en sociologie ou encore sur la « consistance du social ». Mais cette fois-ci, elles sont appliquées à une vaste enquête sur l’individu dans la France contemporaine, fondée sur une centaine d’entretiens avec des personnes de tous milieux sociaux et aux profils variés.
Quels individus nos sociétés fabriquent-elles ? Telle est la question inaugurale de l’ouvrage, qui indique bien la démarche de D. Martuccelli. Pour lui, en effet, décrire la structure sociale ne suffit plus à comprendre une société donnée. De même, les sociétés contemporaines ne sont plus assez homogènes pour que l’on puisse déduire d’une position sociale donnée (classe sociale, profession, âge…) l’ensemble des propriétés d’un individu (sa réussite scolaire, sa trajectoire professionnelle, ses goûts en matière culturelle, ses choix conjugaux, ses valeurs…).
La société avec ses hiérarchies, ses contraintes et ses inégalités, ne s’est pas dissoute pour autant. Simplement, son unité ne se trouve plus au niveau de la structure sociale, mais au niveau du processus d’individuation, c’est-à-dire de la manière dont elle fabrique, à travers différentes étapes auxquelles tous ses membres sont soumis, un type d’individu. Autrement dit, la prime éducation (origine sociale des parents, socialisation familiale et scolaire) compte désormais moins que « le modèle de régulation sociale propre à une collectivité (Etat, marché, institutions, acteurs intermédiaires, mais aussi relations à l’histoire, aux autres, à soi) » qui produit, dans une situation donnée, un individu spécifique.
Ce sont ces différentes étapes, inscrites au sein de tel ou tel modèle de régulation sociale, que D. Martuccelli qualifie d’« épreuves », de « défis historiques, socialement produits, inégalement distribués, que les individus sont contraints d’affronter ». Dans la société française actuelle, le sociologue a repéré quatre grandes épreuves : l’école, le travail, la relation à l’espace et à la mobilité, et la vie familiale. Ce sont sur ces épreuves – qui se combinent à quatre dimensions transversales du lien social : le rapport à l’histoire, aux collectifs, aux autres et à soi-même – qu’ont porté les longs entretiens que D. Martuccelli a eus avec les personnes qu’il a rencontrées.
La sociologie des épreuves n’est pas une sociologie de l’individu, mais bien une macrosociologie : « Décrire le système standardisé des épreuves de l’individuation équivaut à décrire une société historique dans son unité. » C’est une manière de « mettre en relation autrement les changements sociaux ou historiques et la vie des acteurs », « de cerner en acte les moments où les existences sont effectivement (…) façonnées par les phénomènes sociaux ». Il s’agit donc bien, à travers les récits individuels, d’écrire une « histoire de vie collective », en l’occurrence celle de la société française contemporaine. Explications.

Vous construisez votre examen de la société française autour de la notion d’épreuve. Qu’entendez-vous par là ?

Pendant très longtemps, lorsque les sociologues voulaient produire une vision d’ensemble de l’ordre social, ils la construisaient à partir d’une représentation particulière, qui était l’idée de société. C’est-à-dire un emboîtement de différents niveaux commandés par une logique hiérarchique qui explique l’essentiel des phénomènes. La société était organisée autour d’une logique centrale, que ce soit la base économique ou les systèmes de valeurs.
Ce système d’analyse a été mis à mal depuis une quarantaine d’années, notamment parce qu’on a constaté qu’il y a un éclatement des logiques d’action entre les différents systèmes de la société. La notion d’épreuve est née de ce constat : l’unité ne se trouve plus au niveau de la structure sociale, mais au niveau du processus d’individuation, c’est-à-dire de la manière dont une société fabrique structurellement un type d’individu. De ce point de vue, un état de société, c’est un système standardisé d’épreuves, auxquelles sont soumis tous les individus appartenant à une société : l’école, le travail, la famille, la ville… Je parle d’épreuves, car ces expériences ont trois caractéristiques : premièrement elles sont difficiles, éprouvantes pour l’individu. Deuxièmement, elles ont une dimension d’examen : on y est à chaque fois testé, évalué. Troisièmement, elles font appel à une capacité des individus à les affronter. Ces épreuves se déclinent donc de manières très diverses, selon la place et les ressources de chacun, mais l’idée importante est qu’elles constituent notre aventure commune : nous y sommes tous confrontés.

Pourquoi ne plus partir de la structure sociale ?

L’élément le plus important pour avoir une vision structurelle de la société française reste, de toute évidence, son modèle de régulation sociale : relation entre Etat et marché, institutions, acteurs intermédiaires… Mais à l’intérieur de cette cartographie structurelle, commandée par l’articulation entre le capital et la régulation publique, il y a de plus en plus de possibilités pour les acteurs individuels de se ménager des espaces particuliers, que j’ai appelés les « états sociaux ». Ce qui nous invite à conserver une cartographie simplifiée des positions structurelles, mais aussi à comprendre que cela nous empêche parfois de voir les situations concrètes à partir desquelles les acteurs individuels s’acquittent de certaines épreuves. Certains immigrés, par exemple, peuvent avoir une position structurelle extrêmement précaire, et néanmoins grâce à des ressources diverses (solidarités communautaires, aides interindividuelles, comme le montrent les études sur la mondialisation par le bas), vivre leur situation, cet ensemble d’épreuves, avec plus d’atouts que certains autochtones, pourtant plus avantagés structurellement. On peut également penser à la situation des femmes, qui subissent aujourd’hui davantage d’inégalités objectives, mais disposent de davantage de capacités subjectives pour affronter certaines épreuves, notamment dans le domaine de la vie personnelle. Et je dirai la même chose pour les personnes qui se ménagent des espaces particuliers et protecteurs, que ce soit dans le monde du travail ou dans l’univers urbain.
Il ne suffit donc plus de connaître la position structurelle des acteurs, pour connaître véritablement la manière ou les ressources à partir desquelles ils vont s’acquitter de leur système d’épreuves.

Vous commencez votre ouvrage, comme vos entretiens, en abordant la question de l’école, dont vous dites qu’elle est lieu de l’apprentissage de « la confiance institutionnelle en soi ». Qu’entendez-vous par là ?

Depuis trente ans, l’épreuve scolaire a été profondément dramatisée en France. On sait bien que, du point de vue statistique, les inégalités sociales face à l’éducation n’ont pas été profondément bouleversées. Ce qui a changé, en revanche, c’est que, l’ensemble de la jeunesse étant scolarisé, la sélection sociale se fait pendant le parcours scolaire. Et les individus sont obligés d’accepter le verdict que l’institution porte sur eux. Ils ont ainsi une conscience aiguë de l’importance du parcours scolaire sur leur avenir social, et ce premier verdict institutionnel qu’ils reçoivent les marque durablement. Chez certains domine un sentiment de frustration, de destruction subjective, le verdict scolaire étant vécu comme une humiliation. Chez d’autres, au contraire, cela va donner une sorte de confiance institutionnelle qui va les porter tout au long de la vie. Et ces expériences vont avoir des retentissements importants. Les entretiens montrent par exemple que, dans le domaine du travail, beaucoup de salariés suivent des formations continues non seulement pour des raisons stratégiques, mais aussi parce qu’ils veulent une évaluation positive, formalisée et claire d’eux-mêmes.

Justement, vous donnez une place centrale à l’épreuve du travail…

Le travail reste évidemment le pilier central de notre société. Mais en quarante ans, on est passé d’une expérience du travail comme mal nécessaire et d’une conception éminemment collective de l’identité professionnelle à un monde où l’on veut s’accomplir personnellement dans le travail, quelle que soit la tâche que l’on effectue. Cela m’a frappé dans l’enquête : que l’on soit cadre supérieur, ouvrier ou employé, il y a toujours la volonté de montrer une excellence personnelle grâce au travail. Naturellement, on veut une récompense à la hauteur, et là se loge ce qui sera sans doute une contradiction fondamentale dans les années à venir : les évaluations auxquelles sont soumises nos activités salariales sont de plus en plus ressenties comme insuffisantes. Les salariés commencent à constater la face sombre du discours managérial de l’implication au travail. Les évaluations introduisent beaucoup d’aléatoire : d’une part le pouvoir discrétionnaire des chefs est de plus en plus important, d’autre part, dans certains secteurs comme le tertiaire, il est de plus en plus difficile d’évaluer véritablement le travail réalisé. Du coup, les individus ont le sentiment qu’ils sont systématiquement mal pris en compte par les organisations dans lesquelles ils travaillent. 

Autre épreuve : la famille…

Concernant la famille, un constat s’impose : l’idée d’une société délitée parce que l’individualisme et l’égoïsme ont dissous les obligations morales ne résiste aucunement à l’analyse. Même dans les situations extrêmement difficiles, les individus assurent l’essentiel des obligations morales à l’intérieur de l’espace familial : avoir un respect des générations, prendre en charge ses parents devenus dépendants mais aussi subvenir matériellement à l’avenir de ses propres enfants… On peut dire de ce point de vue que la famille est l’un des endroits où le poids de la tradition est le plus visible ! Mais, et c’est le paradoxe, la famille a aussi été le lieu d’une formidable libération : les individus ont le sentiment qu’ils peuvent y vivre leur vie personnelle comme une aventure. C’est évidemment vrai pour les plus diplômés, mais j’ai aussi interviewé des femmes de milieux populaires qui divorçaient parce qu’elles étaient attachées à une représentation positive du couple, et n’acceptaient pas de rester dans un modèle familial qui ne correspondait plus à leurs attentes.

A tout moment. L’Etat-providence, ce n’est pas seulement une politique sociale, c’est quelque chose qui définit en profondeur le style de vie de chacun. Ce qui est nouveau, c’est que plus les individus sont conscients de leur singularité, plus ils prennent acte de tout ce que leur singularité doit à l’intervention publique. Selon les investissements au niveau de la petite enfance, de l’éducation ou de la santé, et dans les services publics en général, la vie de tout un chacun se trouve, en fait, profondément bouleversée. Du coup, la montée en puissance de l’individualisme ne s’accompagne pas d’une volonté de rétrécissement de l’Etat, au contraire, il y a un nombre croissant de demandes qui lui sont adressées.Il y a là une des origines des difficultés à stabiliser les débats politiques en France : quand on discute de l’Etat-providence, de la régulation de l’économie capitaliste, on ne discute pas seulement de modèles socio-économiques, mais de la vie concrète de chacun. Il est très important de comprendre, ce qui est loin d’être systématique, que l’Etat est devenu une affaire existentielle.L’intérêt de l’approche par les systèmes d’épreuves est de permettre de voir à la fois l’évolution historique d’une société et en même temps d’établir des comparaisons internationales, puisque le système des épreuves n’a pas la même signification ni la même importance en fonction des contextes nationaux. Ces études restent à mener, mais il est évident par exemple que l’école ne devrait pas avoir ni la même logique, ni la même importance en termes de fabrication de l’individu dans d’autres sociétés nationales européennes.Et si l’on compare avec les pays du Sud, l’épreuve scolaire n’aura pas non plus la même importance puisque la sélection sociale se fait encore largement en dehors du système scolaire. L’épreuve urbaine, en revanche, va y avoir une importance décisive : habiter dans une énorme mégapole d’un pays du tiers-monde est quelque chose qui, que ce soit en termes d’insécurité ou de distance à parcourir (impossible d’avoir une histoire d’amour avec quelqu’un qui réside à l’autre bout de la ville !), fabrique au quotidien votre vie personnelle.