La sociologie est-elle en danger ?

Le danger sociologique, Gérald Bronner et Etienne Géhin, PUF, 2017, 280 p.

Selon Gerald Bronner et Etienne Géhin, faire de la sociologie un "sport de combat" sape la confiance qu'on peut lui accorder, et met la discipline en danger d'être marginalisée. Ils plaident pour une méthode compréhensive et analytique, qui explique les faits sociaux par les actions individuelles dont ils résultent. Un livre accusateur qui fait polémique.    

Après L’inquiétant principe de précaution, (PUF, Quadrige, 2014), Gérald Bronner, sociologue spécialiste des croyances collectives, de l’erreur et de ses conséquences sociales ainsi qu’Etienne Géhin, philosophe et sociologue, proposent un nouveau livre à quatre mains intitulé Le danger sociologique (PUF, 2017). Cet ouvrage cible la question des frontières, absolument nécessaires selon les auteurs, entre militantisme politique et sociologie, et s’interroge sur les fondements scientifiques de cette discipline. Une discipline abondamment citée et reprise dans le grand public comme dans les sections universitaires, mais précisément au sein desquelles certains pourraient redouter sa dilution entre sciences de l’éducation, de l’information et de la communication, anthropologie sociale, ethnologie, STAPS, géographie sociale… [1]. Enfin, une discipline parfois assimilée à une « culture de l’excuse » [2].

Précisons que face aux réactions d’humeur que ce livre a suscité avant et pendant sa sortie et au contenu polémique qu’on lui prête, il s’agira pour nous dans ce compte-rendu de relater des faits et des écrits. En commençant par présenter Gérald Bronner, la biographie d’Etienne Géhin étant bien moins documentée.

Qui est Gérald Bronner ?

Tout comme son mentor Raymond Boudon, G. Bronner a reçu de nombreux prix. Il a été nommé membre de l’Institut Universitaire de France en 2008, de l’Académie des Technologies en 2015 et enfin de l’Académie de Médecine en septembre 2017. Il semble jouir (depuis La démocratie des crédules, PUF, 2013) à la fois d’une reconnaissance universitaire et d’un succès auprès du grand public. Ce succès tient beaucoup à une approche très ludique ponctuée de nombreux exemples [3] et d’expériences que peuvent reproduire les lecteurs (ou même les professeurs face à leurs élèves [4]), des exercices parfois amusants tirés de la psychologie cognitive. Cet humour, que l’on retrouve surtout dans son Manuel de nos folies ordinaires écrit avec Guillaume Erner (première lecture à conseiller), mais qui n’enlève rien à sa rigueur scientifique, il le doit à la psychologie sociale et cognitive sur laquelle il s’appuie très souvent. En résumé, Bronner entend renouveler l’approche de l’individualisme méthodologique de la lignée Weber-Boudon grâce aux sciences cognitives [5].

Ce sociologue nancéen n’est ni un franc-tireur, ni un révolutionnaire, si tant est qu’il y ait des révolutions en sociologie. Il a affiné lentement sa ligne de pensée depuis 1995 pour n’accéder au succès public qu’en 2013 avec La démocratie des crédules, aidé il est vrai par une éloquence certaine que n’avait pas Raymond Boudon (qui disait justement de lui-même qu’il avait « l’esprit de l’escalier », notamment en parlant d’un de ses rares débats à la télévision face à Bernard-Henri Lévy).

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Bronner a porté cet héritage de l’individualisme méthodologique, très peu populaire en France, à l’inverse du paradigme conflictualiste de Bourdieu. La psychologie sociale mais surtout la psychologie cognitive ont été très sollicitées par ses travaux. L’une de ses plus grandes réussites est d’avoir importé en sociologie (c’est l’essentiel de son HDR), les travaux sur les biais cognitifs de Daniel Kahneman et Amos Tversky. Ces routines mentales, aujourd’hui bien cartographiées, comme le biais de confirmation (la propension pour un électeur de droite à ne lire que Le Figaro, pour un électeur de gauche à ne regarder que L’Humanité, etc.), le biais de cadrage, de division, le biais rétrospectif… Mais surtout, objet du présent livre, le biais d’intentionnalité que Bronner perçoit dans les dérives des sociologues critiques et qui les conduit parfois au complotisme. Un phénomène qui n’est pas anodin, puisque des chercheurs hollandais, sur lesquels s’appuie Bronner, ont établi qu’il est un marchepied vers l’extrémisme politique [6]. Ce sont ces biais cognitifs, dont Bronner a perçu les effets non seulement sur le cerveau humain mais surtout sur les acteurs sociaux, qu’il a ajouté à l’héritage boudonien. Tel est l'essentiel de son apport à la recherche, qui lui donne une place singulière dans la communauté des sociologues.

Sa force, dans ce livre comme ailleurs, réside dans sa propension à trouver des exemples concrets. Le fait d’être chroniqueur depuis plusieurs années dans Pour la science et Le Point l’a sans doute aidé. Car élaborer une théorie sociologique très compliquée, abusant du name-droping et du concept-droping, c’est-à-dire créer un écran de fumée, n’est pas difficile. On pourrait même se demander si les meilleurs sociologues –surtout dans leur enseignement– ne seraient pas ceux qui trouvent les meilleurs exemples pour appuyer leurs concepts. Sur ce plan là, on peut souligner que les parties traitées par Bronner dans l’ouvrage sont mieux pourvues que celle de Géhin [7].

Il y a des vérités en sociologie

Gérald Bronner, à l’opposé d’un courant relativiste en sociologie des sciences qui voit la science comme une construction sociale, croit à une hiérarchie du savoir et au progrès des sciences. Dans ce livre, les auteurs précisent à ce sujet : « le sociologue doit suspendre provisoirement la hiérarchie des jugements sur le réel pour placer la catégorie du vrai au-dessus des catégories du bien ou du beau. La méthode scientifique est censée permettre à celle-là de ne pas être dépendante de celles-ci ». Puis plus loin : « le chercheur attentif à respecter la neutralité axiologique veillera à ce que la sphère des jugements de valeurs et celle des jugements de science restent étanches l’une pour l’autre ». Sur ce sujet, Bernard Lahire n’est pas d’accord et semble se méfier de la propension des clercs à dire le vrai et à l’imposer aux « dominés » [8]. Il lui est arrivé de signer une pétition contre l'introduction à l'école de cours d'identification des théories du complot : cette pétition l'a mis en opposition avec Bronner, lequel s’en indigna par la suite dans une tribune.

Le danger sociologique s’inscrit de manière tout à fait logique dans le parcours de Bronner et les thèmes abordés sont représentatifs de ses recherches. Par exemple, la notion d’imprédictibilité des événements et rassemblements sociaux, sur laquelle ce livre revient longuement, est déjà présente dans sa thèse de 1995 sur L’incertitude [9] 9.

D’une manière générale, si l’on veut cerner les proximités intellectuelles de ce livre, on constate rapidement qu’il emprunte la démarche décrite dans l’autobiographie intellectuelle de Raymond Boudon, La sociologie comme science (La Découverte, 2010). Mais l’ouvrage le plus proche, auquel a contribué d’une certaine façon Bronner, est Le Bêtisier du sociologue de Nathalie Heinich (Klincksieck, 2009) [10]. Bronner fut l’un des relecteurs attentifs de cet ouvrage de la sociologue de l’art et figure dans les remerciements. Dans une interview datée du 4 août 2017 donnée au Figaro [11], Nathalie Heinich donne à voir clairement son positionnement en faveur d’une stricte neutralité axiologique du chercheur, voie unique d’adoubement de la sociologie dans la communauté des sciences, tout l’inverse selon elle des égarements de certains sociologues critiques. Alors que Nathalie Heinich ne donne pas de noms de chercheurs encore en vie, elle pointe souvent Bourdieu, et écrit dans la quatrième de couverture de l’ouvrage  :« Le lecteur intéressé par les chausse-trappes de la pensée trouvera dans ce petit répertoire beaucoup d'exemples, mais pas de noms, du moins d'auteurs vivants : car on peut éviter d'être bête sans pour autant devenir méchant » [12]. Bronner et Géhin, eux, citent des noms. Mais peu, et sur lesquels nous reviendrons.