La sociologie historique

Les historiens français ont longtemps été réticents à l’idée d’utiliser les méthodes de la sociologie pour leurs recherches. Mais aujourd’hui, la sociologie historique semble peu à peu s’imposer comme un véritable courant.

Peut-on analyser l'histoire avec la grille de lecture de la sociologie ? Tel est l’enjeu de la sociologie historique, ou sociohistoire. Une telle entreprise n’a rien d’évident quand on sait que nombre d’historiens, et pas des moindres, n’ont eu de cesse d’affirmer leur méfiance vis-à-vis de la sociologie ! Au début des années 1970, François Furet, défendant l’histoire politique, s’opposa à Raymond Aron (voir R. Aron (dir.), L’Historien entre l’ethnologue et le futurologue, Mouton, 1971) en reprochant à la sociologie son « dogmatisme » et son caractère subjectif… Contre ce courant historique qui privilégiait les « événements », mais aussi en marge de la célèbre école des Annales* prônant une « histoire sociale » qui, elle, évacuait la question du politique, les tenants de la sociologie historique se sont progressivement affirmés. Selon eux, l’apport de la sociologie à l’histoire est fondamental. Car, par-delà la diversité des courants, l’enjeu commun à tous les sociologues consiste à comprendre l’avènement de la modernité, soit le passage de la « communauté traditionnelle » à une société dépourvue de corps intermédiaires, où les individus sont reliés les uns aux autres de manière abstraite au sein de l’Etat (1)… La nature de ce qui « fait sens », du lien entre les gens, doit permettre, affirment les sociohistoriens, de mettre de l’ordre dans les faits historiques et d’expliquer le politique par le social.

En réalité, ce courant, pas encore clairement constitué en France, est toujours en chantier… D’ailleurs, il n’existe pas de chaire étiquetée « sociologie historique » à l’université. Tentons toutefois un état des lieux, en commençant par évoquer ses pères fondateurs.

Karl Marx, le préfigurateur

Alors que la sociologie n’était pas encore constituée en Allemagne, au tout début du XXe siècle, des penseurs éclectiques – spécialistes à la fois de droit, d’économie et d’histoire – inventèrent une méthode, qu’on appellera rétrospectivement sociologie historique. Déjà, l’œuvre de Karl Marx préfigurait cette démarche. Sa vision de l’histoire, où se succèdent des modes de production (antique, asiatique, féodal, capitalisme), fait appel à des catégories générales : forces productives, lutte de classes, capital financier, bancaire, etc. Autant dire que les événements historiques ne sont pas considérés comme une succession de faits isolés, mais s’inscrivent dans une dynamique historique que le matérialisme historique prétend dévoiler (2). Le Capital fait partie de ces grandes œuvres totalisantes du XIXe siècle, pionnière de la sociologie historique.

C’est Max Weber, souhaitant élucider la dynamique du monde moderne, qui allait formaliser la démarche. Dans ses célèbres travaux sur l’origine de l’esprit du capitalisme, le sociologue allemand développa l’idée qu’en Allemagne, l’activité des entrepreneurs (avec ses caractéristiques : accumulation du capital, épargne, rationalité des tâches) s’est développée en même temps que l’éthique protestante, fondée sur une morale ascétique et une valorisation du travail (3). Il tentait par là d’expliquer l’économique et le politique d’une société par la construction historique de faits sociaux, en pointant du doigt l’effet de certaines valeurs, voire de croyances collectives, sur le cours historique des choses. Par ailleurs, M. Weber proposa une typologie des formes de domination (traditionnelle, charismatique, rationnelle) qui sert de grille d’analyse pour interpréter les transformations de l’appareil d’Etat et des institutions modernes. La sociologie historique, sous sa forme première, était née.

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Quand le social prime le politique

Avec son étude sur le bourgeois, Werner Sombart, sociologue et économiste, appliquera la même méthode pour comprendre l’esprit de la bourgeoisie allemande (4). Et quelques décennies plus tard, Norbert Elias reprend le même type de raisonnement pour penser sur la longue durée le phénomène de « civilisation ». Selon lui, un processus de « civilité » est apparu à la Renaissance dans les sociétés de cour. Le chevalier devait réfréner ses pulsions s’il voulait apparaître comme un parfait courtisan. Se serait alors enclenché un procédé d’autocontrôle des individus, étendu progressivement à l’ensemble des couches de la société, via l’éducation des enfants (5). Ce qui permettait d’expliquer, selon N. Elias, l’apparition de l’individu moderne occidental.