De retour d’un séjour à Budapest où il enseigne la sociologie, Jean-Louis Fabiani nous reçoit dans son bureau de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) pour discuter de son dernier ouvrage La Sociologie comme elle s’écrit (2015). Aujourd’hui, celui qui considère qu’il n’y a que deux types de chercheurs, les inventeurs et les suiveurs, se range bien volontiers, un brin modeste, dans la deuxième catégorie. D’abord fidèle disciple de Pierre Bourdieu, son directeur de thèse, le chercheur s’en distingue rapidement, grâce à un séjour d’étude en Californie dans les années 1980. Il rencontre à cette occasion de nouveaux maîtres qui lui permettent d’affiner l’analyse de ses enquêtes de terrain. Dans son dernier livre, le sociologue expose les analyses de ces chercheurs qui ont influencé la discipline durant le dernier quart de siècle, et tente d’identifier leurs convergences. Car tous ont un point commun : ils narrent le social.
Derrière l’apparente histoire des idées sociologiques se profile donc une ambition beaucoup plus vaste. Il s’agit de dresser un bilan raisonné de la sociologie francophone depuis Bourdieu. J.L. Fabiani appelle enfin à une évolution de cette discipline : repositionner le travail de lecture critique au centre de la démarche sociologique, assumer la dimension littéraire – et pas seulement scientifique – de cette discipline, et mettre en garde contre la tentation des grandes généralités. C’est à ces conditions, pense-t-il, que les sociologues pourront éclairer le débat public.
Quelle est la raison d’être de ce livre ?
Dans ce livre, je me suis limité à une attitude humble, que l’on se doit d’avoir en tant que sociologue, celle du lector. J’ai beaucoup écrit sur les disciplines au cours de ces dernières années. J’ai toujours pensé que l’unité des sciences sociales est un impératif. Une question me préoccupe : comment dépasser les logiques disciplinaires sans perdre la spécificité de leur savoir ? J’ai surtout voulu montrer que lire de grands livres est une chose qui en vaut la peine. Au-delà des clivages théoriques et disciplinaires, il y a une profonde unité dans la manière de saisir ces objets de pensée à travers les travaux du dernier quart de siècle : comment rendre compte des événements sociaux et de leur succession ? Comment évaluer la capacité d’agir des individus ? Comment penser la temporalité en sociologue ?
Quel est l’intérêt de la lecture en sociologie ?
Ce travail de lecture est très porteur. Il permet d’abord de révéler, au-delà des querelles de posture, une unité de fond dans la sociologie. Tous les sociologues, quel que soit le paradigme qu’ils défendent, cherchent à rendre compte de la capacité qu’ont les individus à s’associer et à créer des réseaux, d’accumuler ou de capter des ressources en dépossédant d’autres individus. Ils s’interrogent sur les conditions de production et de transmission de la croyance ainsi que sur les processus par lesquels les institutions et les formes d’organisation symbolique adviennent, se stabilisent et disparaissent.
Lire est aussi indispensable pour développer un esprit critique et sortir d’une vision parfois iréniste des sciences sociales. Par exemple, je ne partage pas les analyses de Bruno Latour, notamment à la suite de son dernier livre (Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, 2012) que je trouve un peu théologique. Ce qui excite ma pensée, c’est de me confronter à quelqu’un qui pense sans doute mieux que moi. Je lui applique le principe de charité. Il ne s’agit pas de condamner les gens à l’avance, mais de confronter réellement sa pensée à la leur.