« C'était horrible, vraiment.On ne peut pas comprendre la torture si on ne l'a pas vécue » (Côte-d'Ivoire, 1992) ; « Ils torturaient nuit et jour. Le plus dur, c'était le retour dans la cellule, parce que l'on savait que cela recommencerait, on l'attendait pour apprendre à anticiper, pour s'endurcir, pour ne pas subir » (Turquie, 1993) ; « Je vais vous faire mal en vous racontant ce qu'ils m'ont fait... J'ai honte » (Algérie, 1997). Paroles de victimes à leur psychothérapeute.
« Si tu survis, tu n'oublieras jamais le prix de ton audace » (Brésil, 1977) ; « Ta chair est aussi belle que de la peau de poisson » (Turquie, 1991) ; « Allo ? C'est moi... Tu te souviens ? Tu es libre maintenant. Moi, je ne t'oublierai jamais » (Liban, 2003). Paroles de tortionnaires à leurs victimes.
Des méthodes singulièrement identiques
Quelles que soient leurs origines, les paroles des personnes ayant subi la torture, comme celles, rapportées, de leurs bourreaux, sont singulièrement les mêmes. Quant aux méthodes de torture utilisées dans les 150 pays où elle est aujourd'hui pratiquée, elles sont, elles aussi, singulièrement identiques.
Les motifs généralement invoqués pour justifier la pratique de la torture sont la recherche du renseignement. Pourtant, des travaux récents d'historiens ont démontré l'inadéquation de cet argument 1, liée à plusieurs facteurs : faible fiabilité du renseignement obtenu sous la douleur ou la menace, existence avérée d'« aveux » préparés à l'avance par les systèmes tortionnaires dans certains cas, faux renseignements préparés d'avance par tout système de résistance un tant soit peu organisé, désorganisation des facultés cognitives (mémoire, concentration, agencement des souvenirs...) générée par la douleur et l'effroi. Dans la prison d'Abu Ghraib en Irak, de nouvelles méthodes d'interrogatoire ont tout récemment permis de recueillir trois fois plus d'informations auprès des détenus que lorsque les tortures y avaient été pratiquées. « Les méthodes d'interrogatoire basées sur les bonnes relations sont la façon la plus efficace d'obtenir des renseignements et d'augmenter lavaleur de ces renseignements », a déclaré le général Miller, qui a dirigé le centre de détention de Guantanamo 2.
Notre constat est le suivant : à travers une personne singulière que l'on torture, c'est en fait son groupe d'appartenance ou les attachements collectifs que l'on veut atteindre. L'objectif majeur des systèmes tortionnaires (qu'ils soient étatiques ou liés à des groupes terroristes) est de produire de la déculturation par atteinte d'un groupe culturel entier au travers des personnes que l'on maltraite. Le groupe d'appartenance ciblé est variable en fonction des contextes et des époques : appartenance culturelle, politique, sociale, professionnelle, religieuse, ethnique, sexuelle... L'attaque vise la part collective de l'individu, celle qui le rattache à un groupe désigné comme cible par l'agresseur. L'intentionnalité sous-jacente réside dans le fait que les techniques de déculturation (tortures, humiliations culturelles, décapitations...), fortement médiatisées et pratiquées sur des éléments cibles du groupe visé, vont probablement fabriquer des peurs nouvelles, des haines collectives et un sentiment d'insécurité menaçant un peuple, voire une civilisation tout entière.