Si l’on devait interviewer Sartre aujourd’hui, il serait impensable de le filmer en train de fumer, un cendrier plein au premier plan. On lui conseillerait de corriger son strabisme, de soigner sa peau et ses vilaines dents. On ne pourrait pas non plus imaginer un documentaire tout enfumé comme l’Abécédaire consacré à Gilles Deleuze, déjà fort malade. Les philosophes d’aujourd’hui fréquentent les salles de gym et surveillent leur alimentation. Certes, c’était déjà ce que préconisait Platon. Mais le souci de soi, dont Foucault a retracé l’histoire, est devenu une véritable obsession.
Sommes-nous vraiment responsables de notre santé ?
Parmi toutes les injonctions qui pèsent sur l’individu contemporain, celle d’être en bonne santé s’est imposée ces dernières années, censurant les images des films et des affiches, purifiant l’atmosphère des fumées de cigarette, modelant les corps des publicités dans une confusion implicite entre les silhouettes filiformes et les corps sains. Les messages de santé publique se sont multipliés, non sans paradoxe, puisqu’ils accompagnent d’une manière fort cynique les produits alimentaires les plus néfastes. Les publicités mensongères qui prônent les vertus alimentaires de « céréales » ou de boissons « énergisantes » essentiellement constituées de sucres continuent à cohabiter ironiquement avec les exhortations à pratiquer une activité physique régulière, à se laver les mains en cas d’épidémie, à bien s’hydrater pendant la canicule.
Dans cette schizophrénie du moment, où le sujet est déchiré entre tentations consuméristes et surmoi hygiéniste, il s’agit, selon l’expression en vigueur, de devenir « acteur de sa santé ». Sans trop s’attarder sur l’ambiguïté d’une telle formule (on peut aussi entendre que l’acteur est celui qui joue un rôle – n’y a-t-il pas d’ailleurs toute une industrie de cette apparente santé, qui nous fait avaler des pseudo-médicaments, acheter des applications qui numérisent nos pulsations cardiaques, le nombre de pas, les calories ingérées…), on peut quand même noter l’hypocrisie de cette expression.
Cette injonction à devenir « acteur », c’est-à-dire à prendre part activement à sa santé renvoie à la fois à une réalité et à une illusion. Notre état de santé, on nous le répète assez, dépend de notre exercice physique, de notre alimentation, du soin préventif que nous en prenons. Il faut manger sainement, bouger, éviter le stress, dormir suffisamment, se faire vacciner, ne pas fumer, limiter sa consommation d’alcool, de graisses, de sucres, de sels, etc. Nous pourrons ainsi éviter certaines pathologies, notamment cardio-vasculaires, liées à notre mode de vie.