En janvier 1995, Robert Putnam publie un article intitulé « Bowling alone » dans lequel il développe l'idée que, depuis les années 70, on assiste aux Etats-Unis à un profond déclin du capital social. Cette publication transforme un « obscur universitaire », selon les mots d'un critique qu'il se plaît à rappeler lui-même, en un intellectuel de renom, un expert apprécié des politiques, une « star » des médias. Dans son livre Bowling Alone. The Collapse and Revival of American Community, publié au printemps 2000, le politologue américain reprend et approfondit son analyse qui a suscité de nombreuses recherches et provoqué un important débat, aussi bien académique que médiatique.
Depuis le début du xxe siècle, le capital social a été théorisé par de nombreux sociologues, dont Pierre Bourdieu bien sûr, mais aussi James Coleman auquel se réfère prioritairement l'auteur qui a cependant redéfini et approfondi considérablement la notion. Pour R. Putnam, le capital social se rapporte aux relations aussi bien formelles qu'informelles, à leur capacité à produire des compétences, des ressources et des obligations mutuelles, à générer la confiance et la réciprocité. « L'idée centrale de la théorie du capital social c'est que les réseaux sociaux ont de la valeur. » A la fois bien privé et bien public, le capital social agit comme une « colle » et un « lubrifiant » sociologique. C'est une ressource pour les individus, mais aussi pour la société dont il accroît les performances collectives. Et c'est parce que le déclin du capital social menace les fondements de la démocratie américaine que Robert Putnam estime qu'il faut en analyser l'ampleur, les causes et la signification profonde.
Cette analyse est faite à partir d'une synthèse impressionnante de données sur l'évolution des relations sociales aux Etats-Unis. Peu de dimensions de la vie sociale, économique et culturelle y échappent et les travaux, nombreux et souvent critiques, suscités par sa thèse sont discutés avec rigueur et une grande honnêteté intellectuelle.
Le déclin de la participation politique, civique, religieuse, syndicale, etc., lui paraît peu discutable. Qu'il s'agisse de signer une pétition, d'être candidat à une fonction, d'assister à une réunion, de voter..., des activités partisanes aux activités d'intérêt collectif, le recul est général. Les relations sociales informelles n'échappent pas à l'évolution : les Américains font moins de sorties, de réceptions, de jeux de cartes. Il y a moins de repas familiaux et une fréquentation accrue des fast-food. Autant que le recul quantitatif, ce sont les transformations des modes participation qui importent. De façon générale, les formes coopératives déclinent plus que les formes expressives. On assiste à une tendance à la « professionnalisation et à la commercialisation de la participation aux Etats-Unis ». Le chèque remplace l'adhésion et le temps accordé à la politique ou aux associations. Les organisations se tournent de plus en plus vers le débat politique national et animent de moins en moins des groupes locaux. L'essentiel de leur activité se passe à Washington. Les associations, quant à elles, deviennent des organisations « par correspondance », dans lesquelles adhérer signifie essentiellement donner de l'argent pour soutenir une cause. Or, c'est dans les cellules locales des associations où les membres peuvent se rencontrer et agir ensemble que se crée le capital social.
Certaines pratiques, comme le bénévolat ou l'usage d'Internet, progressent, mais, selon R. Putnam, elles ne compensent pas vraiment le déficit de capital social. Dans le développement du volontariat comme de diverses activités philanthropiques, l'auteur observe surtout le passage d'un « faire avec » à un « faire pour ». Le renouveau des mouvements sociaux plus proches des pratiques citoyennes est réel, mais leurs adhérents sont souvent plus des donateurs ou des sympathisants que des membres. Les dirigeants sont des entrepreneurs sociaux qui privilégient l'action en direction des mass media. On assisterait à une « bureaucratisation du mécontentement social ». Enfin, sur le Net, la particularité des relations, plutôt pauvres en interactions sociales, ne semble pas non plus pouvoir compenser la tendance au déclin.