Le bac pour tous... et après ?

Le baccalauréat, obtenu aujourd'hui par 62 % d'une classe d'âge, n'ouvre pas nécessairement la voie à la réussite universitaire. Et ce sont surtout les jeunes des milieux populaires qui en font les frais.

Lorsque le mot d'ordre des « 80 % au bac » a été lancé en 1985 pour élever le niveau général de formation et lutter contre le chômage des jeunes, des sociologues ont fait part de leurs inquiétudes sur les effets possibles et non-voulus de ce profond changement du système d'enseignement français. Plus de quinze ans après, les enquêtes statistiques disponibles sur la politique des 80 % au bac établissent un bilan que l'on peut résumer ainsi : il y a bien eu massification mais non démocratisation 1.

Le niveau général de formation s'est bien élevé, l'accès au bac s'est considérablement élargi (62 % d'une classe d'âge obtient son bac actuellement) mais sans que se modifie pour autant la hiérarchie sociale des sections des lycées et de l'enseignement supérieur (les classes préparatoires, par exemple, restent toujours aussi fermées aux élèves de milieux populaires). Pierre Merle, en se fondant sur des données intégrant l'origine sociale des lycéens, n'hésite pas à parler de « démocratisation ségrégative ». J'évoquerai ici les résultats d'une enquête de terrain sur la poursuite d'études de lycéens d'origine ouvrière en montrant l'intérêt qu'il y a d'étudier le processus de démocratisation scolaire en sortant partiellement de l'école ; d'une part en réintégrant dans l'analyse la dimension du marché du travail et, d'autre part, en observant ce processus à partir d'un quartier d'habitat social (une « cité ») grâce à un suivi dans la durée - de 1991 à 2000 - des trajectoires scolaires et professionnelles d'un petit groupe de lycéens (des garçons principalement).

« Je ne serai pas ouvrier comme mon père »

Cette recherche sur les lycéens d'origine populaire s'inscrit dans le cadre d'une enquête plus large, menée avec Michel Pialoux, sur les transformations du groupe ouvrier français (voir Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999). Au cours de cette enquête (1988-2000), la question de l'école et de la poursuite d'études a « surgi du terrain », si l'on peut dire, dans le contexte particulier de déstructuration du monde ouvrier. Une de nos hypothèses de recherche était qu'il fallait étudier les trajectoires scolaires des enfants d'ouvriers en lien étroit avec les transformations du marché de l'emploi et des conditions de travail dans les entreprises.

Si, au cours de ces quinze dernières années, la voie de l'enseignement professionnel s'est trouvée, aux yeux des élèves, fortement dévalorisée, c'est non pas pour une simple question d'« image », comme l'affirment souvent les acteurs du système scolaire, mais surtout parce que les enfants de milieu populaire connaissent très bien, « de l'intérieur », la vie des salariés d'exécution dans les entreprises d'aujourd'hui. Ils s'en font une représentation très précise - à travers ce qu'ils entendent à la maison et surtout ce qu'ils ressentent quasi physiquement au contact quotidien de leurs parents - et surtout très « noire » : des conditions de travail dégradées, la fatigue et l'usure physique des pères, la « mauvaise ambiance » dans les ateliers, l'individualisme qui y règne souvent (« maintenant, c'est chacun pour soi »), les très faibles perspectives de promotion professionnelle quand on commence comme « simple ouvrier » (comme le disent souvent les jeunes interviewés), la profonde dévalorisation de tout travail d'exécution et de la figure ouvrière (au sens large du mot). On peut ici reprendre une expression, qui nous avait beaucoup frappés, d'un jeune intérimaire : « Aujourd'hui, ouvrier, c'est petit, bas de classe... » Tous les efforts et campagnes de promotion de l'enseignement professionnel n'ont cessé depuis quinze ans de se heurter à cette réalité-là : le véritable affaissement du monde ouvrier en France. Les licenciements qui jettent aujourd'hui à la rue des ouvriers et employés, qui se percevaient auparavant comme des salariés stables, contribuent à renforcer dans la jeune génération la quête d'une certification scolaire dans l'enseignement général puis supérieur.

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En voulant continuer le plus longtemps possible ses études, cette « génération sacrifiée » (née après 1970), dont parle Louis Chauvel, a cherché, avec l'appui de ses parents, à se mettre à l'abri de cette condition ouvrière précarisée qui attend aujourd'hui les non ou peu diplômés. Nassim appartient à cette génération, comme tous les jeunes que j'ai interviewés dans mon enquête. Alors élève de première ES, il m'explique, début juillet 1992, les raisons pour lesquelles il n'a pas aimé son dernier sujet de dissertation de sciences sociales qui évoquait la rigidité de la transmission du statut social de génération en génération : « Franchement, il m'a écoeuré ce sujet, il m'a pas inspiré du tout... Chacun fait ce qu'il veut... Si l'autre veut pas faire comme son père, il a le droit. Moi, je l'ai compris comme ça le sujet : " Tel père, tel fils ! " Moi, je me suis dit : " Pourquoi ça, tel père, tel fils ? " Dans ma dissert', j'ai fait le pour et le contre et, en conclusion, j'ai dit non [il réfléchit] : " J'ai dit non, grâce à l'école en particulier. Si quelqu'un veut faire quelque chose de différent, il a le droit, il est pas obligé de prendre obligatoirement le même chemin que son père... " [Et comme pour lui-même] Non, non... Regardez : moi, mon père il était ouvrier... Moi je sais que même s'il était à Peugeot, je n'aimerais pas y travailler parce que quand j'y ai travaillé l'an dernier, une semaine, au nettoyage, j'étais écoeuré. Ah, mais y a trop de merde ! Y a trop de saleté là-dedans ! Franchement !... Ils nous donnent une spatule, je crois que ça s'appelle comme ça, et on gratte comme des fous, toute la journée... [Je lui précise qu'à l'usine on peut être aussi ajusteur, soudeur, avoir une qualification... il me coupe]. Mais même ! La chaîne, le bruit, la poussière, la saleté, ça m'intéresse pas. Non, franchement, j'aime pas. C'est l'aspect de l'intérieur qui ne va pas. Tout ce qui est matériel, ça ne m'intéresse pas. Une machine, un robot... Oh, non ! Moi, il me faut un bon bureau, des papiers, un stylo, c'est ça mon rêve. Même les copains, ils voudraient pas passer encore leur vie à l'usine. Avant on disait qu'il y avait que ça [l'usine], il n'y avait presque que ça. Maintenant, non... Maintenant il y a l'école pour nous aider à être très haut... Cadre... Franchement, c'est pas mieux ça !... »