Le cannibalisme primitif ne serait-il qu'un mythe colonialiste ? Il y a bientôt vingt-cinq ans, William Arens, de l'université Stony Brook à New York, publiait un texte pionnier sur le sujet : partant du principe qu'il n'existait aucun témoignage sérieux et désintéressé de pratique anthropophage courante, il concluait que la figure du sauvage cannibale n'était qu'un mythe entretenu par l'Occident pour justifier ses entreprises. La thèse de W. Arens souleva quelques réactions, mais eut finalement peu d'impact parce que focalisée sur l'insoluble question de la véracité des témoignages. En revanche, la reformulation récente du problème par Gananath Obeyesekere, professeur à Princeton, adopte une stratégie plus fine : depuis 1998 1, ses écrits et ses conférences ne nient pas les faits anthropophages révélés par les navigateurs des mers du Sud, mais dénoncent le caractère fabriqué de leurs descriptions.
Ainsi, lors de la conférence Huxley du 15 juillet dernier, G. Obeyesekere remettait à l'examen les chroniques des guerres maories. Les navigateurs espagnols du xvie siècle y faisaient état de l'anthropophagie pratiquée à grande échelle par les habitants des îles Salomon. Mais leurs descriptions contiennent, selon G. Obeyesekere, des détails directement empruntés à un modèle occidental de barbarie, telle que pratiquée occasionnellement en Europe sur le corps des régicides, des traîtres ou des ennemis les plus détestés : mutilations, équarrissage, exhibition de la tête, exposition du corps démembré, destruction de la dépouille par les moyens les plus dégradants, etc. Cela suffit à les rendre suspects d'exagération et surtout de biaisage systématique des faits. Dans ces conditions, rien dans les textes ne prouve, toujours selon G. Obeyesekere, que l'anthropophagie fut chez les Maoris une coutume plus ritualisée et acceptée que chez nous peuvent être la pratique guerrière du viol, de la torture, du massacre et de la destruction des corps ennemis. Comment ne pas voir alors l'institution du cannibalisme rituel comme le produit élaboré d'un imaginaire négatif de l'autre ? Comme l'indique le titre de la conférence 2, le cannibalisme devrait être pris, estime G. Obeyesekere, pour une construction langagière.