Le capitalisme en questions

Qu'est-ce que le capitalisme ? Le capitalisme est-il compatible avec l'exigence de justice sociale ? Allons- nous vers un capitalisme mondial ? Voilà quelques-unes des questions qui ont cristallisé au cours de ces deux derniers siècles les principaux débats autour du capitalisme. Contradictoires, les réponses que ces questions ont reçues ont également évolué dans le temps.

Qu'est-ce que le capitalisme ?

Aujourd'hui encore, la notion de capitalisme est discutée et source de malentendus. Sa définition se heurte à au moins quatre difficultés.

Un concept et une idéologie. D'un côté, c'est un concept qui sert à décrire un mode de production.

De l'autre, le suffixe en « isme » l'assimile à une idéologie au même titre que le socialisme auquel il a été d'ailleurs traditionnellement opposé ; en ce sens, il peut être utilisé comme « mot de combat » selon la formule de François Perroux.

Une réalité complexe. Pour les uns, le capitalisme est un phénomène essentiellement économique qui peut être analysé indépendamment de la sphère sociale, comme le pense par exemple F. Perroux (Le Capitalisme, 1948, Puf, « Que sais-je ? »). En cela, le capitalisme se définirait en opposition avec le socialisme, caractérisé, lui, par le primat du politique sur l'économique. Pour d'autres, le capitalisme est loin de se réduire à l'économique. Joseph Schumpeter va jusqu'à suggérer de l'étudier comme une civilisation. Chez Fernand Braudel, le capitalisme ne couvre pas toute l'économie mais en constitue l'« étage supérieur », au-dessus de la civilisation matérielle et de l'économie de marché. D'autres encore nient l'existence d'un capitalisme « comme une réalité sociale existant en soi et pourvue d'une sorte d'autonomie, de capacité d'autodétermination, obéissant à des lois de fonctionnement et de développement propres »1.

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Un objet en perpétuel changement. Une autre source de difficultés tient aux changements permanents que connaît le capitalisme. Comme l'explique l'économiste Michel Beaud, « Loin d'être une réalité figée, un cadre rigide, un ensemble de rapports stables, le capitalisme est une dynamique et auto-transformatrice à l'oeuvre de manière incessante »2. Cette caractéristique avait été soulignée dès l'abord par Marx ou Schumpeter. D'où la difficulté d'identifier le capitalisme sous des traits définitifs. D'où aussi la déclinaison des épithètes qui lui ont été accolés (marchand, industriel, postindustriel...).

Une multitude de réalités. Enfin, le capitalisme recouvre différentes réalités : l'accumulation du capital mais aussi la propriété privée, la coordination par le marché, les relations marchandes, le salariat... Tous les penseurs ne s'accordent pas sur l'importance de chacune de ces caractéristiques, même si l'idée de processus d'accumulation illimitée est dans la plupart des définitions.

Capitalisme et justice sociale sont-ils conciliables ?

Cette question a opposé et continue d'opposer trois grandes traditions de pensée, l'une encline à considérer que le capitalisme est dans son essence une source d'inégalités et doit donc être dépassé (socialisme révolutionnaire), l'autre pensant au contraire qu'il profite au plus grand nombre (libéralisme) ; celle enfin pour qui le capitalisme peut être régulé, encadré : la tradition social-démocrate apparue dans l'entre deux guerres et le libéralisme social. Dès le xixe siècle, des libéraux réformistes comme J.S. Mill considèrent qu'il est possible de corriger les abus du capitalisme.

De fait, son développement est allé de pair à partir du xixe siècle avec la mise en place progressive d'une législation sociale. Dès les années 1870, durant l'ère bismarkienne, l'Allemagne adopte les premières lois sociales. Suivra l'adoption en France de lois limitant la durée du travail des enfants, des femmes puis des ouvriers. A partir de l'après-guerre, la mise en place d'un Etat-providence aux Etats-Unis (à travers le New Deal), en Angleterre (rapport Beveridge) puis dans les pays occidentaux, répond au souci de concilier dynamique du capitalisme avec justice sociale. Les années de croissance de l'après-guerre s'accompagnent d'une progression généralisée du niveau de vie.

Les débats sur la crise de l'Etat-providence apparu avec les chocs pétroliers et la mise en cause des politiques keynesiennes dans les années 70-80 ont incliné certains auteurs à penser que l'Etat providence n'était qu'une parenthèse dans la longue histoire du capitalisme. Ils interprètent le contexte actuel comme la remise en cause de la grande transformation décrite par Karl Polanyi (voir encadré). En d'autres termes, dans le contexte de mondialisation, le capitalisme retrouverait sa véritable nature, essentiellement économique, désencastrée du social 3.

Toutefois, dans le contexte des années 90 marquées par l'adoption de politique d'austérité et de réduction des dépenses publiques dans les pays occidentaux, certains auteurs tentent de poser en termes nouveaux le débat. C'est le cas du prix Nobel d'économie, Amartya Sen, qui réfléchit à la possibilité de concilier réduction des dépenses et justice sociale.

Dans l'optique de l'école de la régulation, d'autres soulignent la nécessité d'imaginer de nouveaux compromis sociaux. Parmi eux, Michel Aglietta n'exclut pas la possibilité d'articuler ces compromis à l'actionnariat salarié 4.

D'autres enfin considèrent que les Etats et leurs économies nationales ne sont plus les cadres pertinents pour penser le rapport entre capitalisme et justice sociale, que les dispositifs doivent être désormais envisagés à un niveau supranational. Vont dans ce sens : les accords contre le dumping social ou l'imposition d'une taxe sur les transferts financiers (la fameuse taxe Tobin imaginée par le prix Nobel américain du même nom et prônée par l'association Attac).

Le capitalisme est-il moral ?

Si la réponse à cette question se fonde sur des constats objectifs (aggravation des inégalités, exploitation d'enfants...), elle est aussi liée à des présupposés culturels et religieux.

Dans les pays à dominante catholique, la défiance à l'égard du capitalisme prendrait sa source dans une condamnation ancienne : celle de l'usure et de l'enrichissement, déjà présente chez Aristote ou dans l'Ancien Testament.

Pour la philosophe et spécialiste d'éthique financière Geneviève Even-Granboulan, auteur d'un ouvrage récent sur ce thème 5: « Le catholicisme a longtemps été hostile au capitalisme et malgré une certaine atténuation de cette condamnation, cette réticence n'a pas été totalement levée. » Elle se retrouve notamment dans la condamnation des pratiques de spéculations financières.

Les mêmes explications ont été avancées au sujet des pays à dominante musulmane dans lesquels l'usure est encore une pratique condamnée 6.

Depuis L'Ethique protestante et l'Esprit du capitalisme de Max Weber, les pays protestants sont au contraire réputés mieux disposés au capitalisme. L'accumulation n'y est pas considérée comme une fin en soi mais un moyen d'une vie bonne. En ce sens, le capitalisme devient une discipline de tous les instants. Mais ce qui est vrai pour le capitalisme des origines l'est-il pour le capitalisme contemporain ? Différents auteurs en doutent en considérant que « les valeurs dont parle Weber (ont) été détruites depuis longtemps par l'envahissement de l'économique dans notre imaginaire »7.