Le care un humanisme au féminin ?

Peut-on bâtir une morale, des règles de travail, voire une société tout entière sur le seul principe de la sollicitude envers autrui ? Conçue au départ comme une disposition féminine, la morale du care est devenue un enjeu éthique universel qui a fait sa place dans l’humanisme moderne.

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Il y a trente-huit ans, la psychologue Carol Gilligan, enseignante à l’université de Harvard, fit un beau cadeau à la communauté intellectuelle américaine : celui d’un mot a priori plutôt banal, le care, qui allait connaître une métamorphose hors du commun. À lui seul, il occupe le centre d’un débat de philosophie morale, sociale et politique qui se poursuit de nos jours, mais n’a traversé l’Atlantique que dans les années 2000. Pour le dire vite, le mot « care » a, en langue anglo-saxonne, des sens que le français « soin » ne suffit pas à traduire. « To take care of » désigne bien l’activité d’une mère qui s’occupe de son enfant, celle d’une infirmière qui soigne un malade ou celle d’un étudiant qui promène le chien de sa logeuse. Mais plus largement, « to care about », c’est montrer de l’intérêt pour quelque chose ou quelqu’un, de sorte que le care couvre aussi tout le champ du souci, de la sollicitude, de la bienveillance envers autrui. Mais en quoi le care peut-il constituer une doctrine morale ?

Dans son livre fondateur 1, C. Gilligan relevait, sur la base d’expériences auprès de garçons et de jeunes filles, que là où les premiers s’appuyaient sur des raisonnements de principe, les secondes mettaient en avant des arguments plus personnels et contextuels, fondés sur le souci des besoins d’autrui. Or cette divergence traduisait selon elle une véritable différence dans la vision du monde des deux sexes, celle des femmes n’étant pas reconnue à la hauteur de sa valeur. Ce constat allait devenir, grâce au dynamisme de la cause féministe, une disposition morale à promouvoir et par la suite un vaste projet de réforme de la morale privée, des relations de travail et même des politiques publiques. Bien des versions et corrections ont été formulées à propos de la notion de care. Elle est d’ailleurs souvent qualifiée d’ambiguë. Selon la philosophe Sara Ruddick 2, le care recouvre trois réalités a priori distinctes : une éthique féminine, une occupation pratique de soin et, plus largement, une modalité de relation à autrui. Mais ces trois objets ne se sont imposés que progressivement dans le développement de l’éthique du care, de sa critique et de ses perspectives pratiques.