Le déclassement, fantasme ou réalité ?

La mobilité sociale est-elle vraiment en panne ? Ou bien est-ce la morosité ambiante qui nous empêche de voir que ça ne va pas si mal ? Les tenants de deux thèses s’opposent dans un débat animé.

En matière de mobilité sociale, les temps ne sont guère à l’optimisme. L’ascension sociale semble être un rêve d’hier, et le déclassement le lot commun d’une jeunesse confrontée au chômage, à la précarité et à la dévalorisation des diplômes. Le constat semblait sociologiquement implacable. Pourtant, depuis un an, le débat scientifique sur la réalité du déclassement est vif. Schématiquement, deux clans s’affrontent. Pour les uns, le déclassement est un phénomène objectif, touchant une part croissante et significative de la population, signe que la société française n’avance plus. Pour les autres, le risque effectif de déclassement est largement surestimé. Ce qu’il faudrait expliquer en revanche, c’est le règne d’une angoisse de la chute sociale particulièrement affirmée en France.

Au sein du premier camp, qui regroupe des chercheurs comme Louis Chauvel ou Marie Duru-Bellat, c’est le sociologue Camille Peugny qui a livré l’argumentation la plus étayée. Dans Le Déclassement (Grasset, 2009), il met en évidence une érosion progressive des perspectives de mobilité des générations nées entre les années 1940 et 1960. Les enfants du baby-boom, on le sait, ont bénéficié d’un contexte exceptionnel de forte croissance économique, de massification scolaire, de transformation de la structure des emplois qui a permis une mobilité sociale ascendante sans précédent. Mais selon C. Peugny, cette dynamique ne se poursuit pleinement que pendant quelques années. Les chances de promotion sociale déclinent progressivement dès les générations nées entre 1949 et 1953, et atteignent une situation plancher pour les personnes nées au milieu des années 1960. Le ratio ascendants/descendants, s’il reste positif, diminue : il est de 2,2 pour les hommes de 40 ans nés en 1944-1948, de 1,8 pour ceux nés en 1954-1958 et de 1,4 pour ceux nés entre 1964 et 1968. D’où une « sévère dégradation des perspectives » : « En 2003, parmi les individus âgés de 35 à 39 ans, 40 % reproduisent la position de leur père, 35 % s’élèvent au-dessus d’elle mais 25 % sont frappés par le déclassement. Parmi les individus du même âge en 1983, les proportions étaient respectivement de 42, 40 et 18 %. » Une situation d’autant plus douloureuse que, dévalorisation des diplômes aidant, le déclassement intergénérationnel se double parfois d’un déclassement scolaire.

 

« Faire mieux » que ses parents

Dans le second camp, moins unifié, la première salve a consisté en un rapport du Centre d’analyse stratégique (CAS) sur « La mesure du déclassement », publié à l’été 2009. Répondant explicitement au livre de C. Peugny, il en reprend les chiffres clés mais, sans les contester, interroge leur portée. Passer en vingt ans de 18 % à 25 % d’une génération déclassée, s’interrogent en substance les auteurs, est-il forcément le signe d’une dynamique sociale négative ? Le rapport collectionne ainsi les signes permettant de nuancer le diagnostic de C. Peugny. Le ratio ascendant/descendants, par exemple, diminue, mais il reste positif : environ 40 % d’une génération parvient encore à « faire mieux » que ses parents. Le nombre d’emplois qualifiés continue également de progresser, et les classes moyennes maintiennent leur position. Essayant alors d’expliquer les « angoisses prononcées face à l’avenir » qu’expriment les Français, les auteurs du rapport pointent certaines tendances susceptibles de nourrir l’anxiété : prix des logements, progression du surendettement ainsi que des dépenses contraintes et des restrictions (les 35-49 ans prennent aujourd’hui moins de jours de vacances que les générations précédentes au même âge), dynamique des revenus peu favorable aux classes moyennes, émergence des travailleurs pauvres…