La victoire de l'équipe de France en coupe du monde, la violence des bandes dans les banlieues... La vie des groupes fait parfois les titres de l'actualité. Selon le tour que prennent ces événements, les représentations que l'on se fait du groupe seront, soit positives et idéalisées, soit au contraire négatives.
Avant d'être un objet scientifique, le groupe est en effet un objet de croyances. Le nous idéal est un groupe dont l'action surmonte les impuissances individuelles - « l'union fait la force » - par la mise en commun des énergies, des enthousiasmes, des capacités, et grâce à la solidarité entre les membres. Mais quand le groupe n'est pas idéalisé, il fait peur. L'individu redoute d'y être contraint, malmené, nié, entraîné malgré lui. De façon plus large, transparaissent couramment à son égard méfiance et suspicion. Les connotations péjoratives présentes dans les termes de sectes, clans, bandes, gangs, cliques sont associées dans l'imaginaire collectif à l'idée de secret, de conspiration, de violence, de transgression. Le groupe devient alors une menace.
La force des croyances à propos du groupe n'en rend pas aisée l'investigation scientifique. Malgré la nécessité théorique de distinguer le savoir scientifique du sens commun, les représentations et les croyances ordinaires imprègnent le discours scientifique. Peut-être est-ce là une des raisons des crues et des décrues de l'engouement pour l'étude des groupes, particulièrement sensibles en psychologie sociale. Les petits groupes et l'étude des processus qui s'y déploient ont pourtant constitué l'un des socles fondateurs de cette discipline.
Comment définir le groupe ?
Quand il est question de définir le groupe, on s'accorde plus volontiers sur des définitions négatives (ce qu'il n'est pas) que sur des définitions affirmatives. Il est ainsi classique de signaler que tout regroupement de personnes ne constitue pas forcément un groupe, qu'il peut se réduire à un agrégat, c'est-à-dire à un ensemble d'individus unis par la simple proximité physique, mais sans liens entre eux, comme par exemple dans une file d'attente. Si le groupe se différencie d'une simple collection de personnes, ce ne peut être que par l'établissement d'une ou plusieurs liaisons entre elles. Un premier type de lien est imaginaire : c'est parce que les désirs et les rêves des membres entrent en résonnance que le groupe se forme. Un autre grand type de lien dérive de la technique, de procédés ou de savoir-faire partagés qui créent des liens fonctionnels entre les personnes. Le psychanalyste français Didier Anzieu, à la suite de son collègue anglais Wilfred R. Bion, s'est attaché à montrer l'enchevêtrement des dimensions imaginaire et technique dans toute activité collective 1. La liaison se constitue également par l'adhésion commune à un système de valeurs. Si ce type de lien est particulièrement explicite dans les groupes confessionnels par exemple, en fait, il existe dans tous les groupes par le biais du système de normes qui les régit. Il n'y a pas de groupe sans normes, et réciproquement, les normes sont produites par des collectifs.
Ainsi, l'agrégat des personnes qui forment cette file d'attente au bureau de poste se transformera en groupe lorsque, se mettant à interagir entre elles, ces personnes échangeront leurs représentations du service public et s'organiseront pour engager ensemble une action de contestation visant à obtenir que plus de guichets soient ouverts. C'est donc dans l'interdépendance de ses membres qu'un groupe se forge. Encore faut-il bien voir que cette interdépendance implique une triple détermination, fonctionnelle, normative et imaginaire. Ce constat s'applique à toute une série de situations (prise d'otages, panne d'ascenseur, etc.) qui semblent transformer brusquement une collection d'individus hétérogènes en un collectif capable d'une action commune.
Dans ce qui précède, le groupe a été défini par l'interaction et l'interdépendance, c'est-à-dire défini de l'intérieur. Or, ce qui se passe dans un groupe, la manière dont il se forme s'organise et se structure, dépendent pour une bonne part de ce qui se passe à l'extérieur du groupe, et en particulier de ses rapports avec d'autres groupes 2. C'est ce qu'a magistralement démontré le philosophe Jean-Paul Sartre, dans son analyse de la Révolution française 3. Sans la famine, explique-t-il, ce groupe (des insurgés) ne se serait pas constitué. Mais d'où vient qu'il se définisse comme organe de lutte commune ? Pourquoi ces hommes ne se sont-ils pas disputé les aliments comme des chiens, comme il arrive parfois ? C'est l'encerclement de Paris par les troupes du roi qui a transformé la horde des affamés en groupe. Et c'est contre un autre groupe, le gouvernement qui tentait une politique de force, contre « les dragons » que le peuple de Paris s'est armé.
On le voit, le groupe ne peut être défini sans rapport d'extériorité. C'est particulièrement frappant dans l'analyse sartrienne, où la délimitation du groupe est figurée concrètement par l'encerclement. Mais tout groupe s'établit en rapport avec d'autres groupes, et définit son fondement, son identité, sa raison d'être, même si ce n'est pas immédiatement apparent. Ainsi, à La Poste, la transformation de la file d'attente en groupe s'opère par rapport à une autre entité, aux intérêts antagonistes, l'entreprise publique La Poste qui cherche à faire des économies. Dans une entreprise, le groupe des grévistes s'oppose aux non-grévistes.
Certes, le processus de différenciation grâce auquel un groupe se forme par rapport à d'autres n'est pas forcément aussi conflictuel que dans les exemples évoqués, mais il est toujours à l'oeuvre. Le groupe des femmes se constitue par rapport aux groupes des hommes, des gens du troisième âge regroupés en association revendiquent leur droit à la sexualité en référence aux plus jeunes, etc. On le voit, les caractéristiques du groupe, ses finalités, ses enjeux n'acquièrent de signification que dans la confrontation, la comparaison avec d'autres groupes et les évaluations qui en découlent.
La découverte des motivations sociales
C'est incontestablement à l'issue des résultats de l'étude d'Elton Mayo à la Western Electric 4 que le groupe est devenu un objet d'étude privilégié de la psychologie sociale. On est à la fin des années 20 aux Etats-Unis, les principes du management scientifique de Frederick W. Taylor sont appliqués dans les grandes entreprises, caractérisées par le développement récent de la production en grande série. Ces principes consistent en un immense effort de rationalisation du travail, rendu d'autant plus nécessaire que le travailleur est considéré comme un être non rationnel. Puisqu'il n'a que des motivations économiques (gagner de l'argent), on ne peut pas compter sur ses conduites spontanées au travail qui le conduiraient plutôt à la flânerie. Il faut donc rationaliser le travail par l'analyse rigoureuse des tâches et l'établissement de règles qui suppriment tout imprévu.