Le juge, la loi et le citoyen

Le jugement est un fait social universel. Mais il est aussi un reflet essentiel de l'organisation politique, comme le montre la comparaison entre les conceptions américaine et française.

Toutes les sociétés humaines se dotent de la faculté collective de distinguer le bien et le mal, le juste et l'injuste, le prescrit et l'interdit. En revanche, toutes ne distinguent pas cette faculté comme une fonction sociale spécifique, servie par une caste ou un corps de professionnels, magistrats et avocats, greffiers et policiers. L'apparition de la justice sous la forme d'institutions spécialisées est corrélée avec l'apparition, au sein d'une culture, d'une représentation spécifique du droit, qui veut que l'on juge au nom d'une légalité définie comme le résumé des principes estimés vitaux par cette société. Dans cette optique, la mise en ordre qui est censée découler de tout jugement est opérée par le droit et au nom du droit, et non pas au nom d'une transcendance mythique ou religieuse, même si le rituel du procès, les palais de justice et les costumes des magistrats montrent que la sacralité n'a pas déserté les prétoires.

Le jugement est ainsi un processus commun aux sociétés humaines, et différencié selon les cultures et les systèmes de valeurs. D'un point de vue cognitif, il se manifeste sur des registres divers : la rationalité, le précédent et la subjectivité du juge. Mais il est aussi un fait éminemment social, et en ce sens il est un reflet essentiel de l'organisation politique.

De la règle abstraite à l'intuition du juge

La mémoire cheyenne 1 ou le Code pénal remplissent la même fonction : celle d'offrir un réservoir de conceptions normatives permettant de résoudre tous les problèmes soumis à jugement. Les Cheyennes, comme la société française, réunissent un conseil, le conseil des anciens chefs ou le Conseil constitutionnel (lui aussi à sa manière composé d'anciens « chefs ») ou délèguent un corps, la société des soldats chez les Cheyennes, les magistrats ou les officiers de police chez nous. Les processus de jugement peuvent être similaires, ne serait-ce que parce qu'ils recourent à des formes symboliques, parfois les mêmes : l'arbre à palabres africain ou le chêne mythique de saint Louis. Les différences surgissent dans la nature des normes mobilisées et la manière dont elles le sont : c'est là tout l'espace de la place sociale et politique du droit et de la justice dans la société. Le sage d'une petite communauté où tout le monde se connaît peut ajuster la norme « traditionnelle » aux situations nouvelles en recueillant l'assentiment de la population, parce que dans une telle société, la justesse du juge prévaut sur une conception abstraite du droit : c'est vrai des Cheyennes, c'est vrai des sociétés villageoises avec leurs arbitres. C'est aussi le présupposé plus ou moins avoué des politiques de médiation que l'on essaie de mettre en place aujourd'hui dans nos quartiers urbains. Celles-ci privilégient la résolution des problèmes locaux selon des normes sues et dites par des personnes du cru connaissant les populations locales.

Le magistrat professionnel, pour sa part, adapte un droit abstrait, par maints aspects plusieurs fois séculaires, à des faits concrets. Il le fait dans un cadre constitutionnellement défini et, ainsi, il applique la loi, égale pour tous. La souplesse n'est pas absente du processus, mais elle est plus un artisanat du métier, acquis par longueur de temps, qu'un effet du système général. Pourquoi sanctionner un criminel, reconnu coupable aux assises, de neuf ans de réclusion, et pas dix, ni huit ? Un juge français parlera d'« intuition » pour résumer un processus qui est en réalité une construction qui met en jeu divers facteurs. Le système américain, qui fait politiquement la part plus belle à ce que disent les juges qu'à ce qu'écrivent les législateurs, permet de saisir mieux qu'en France la variété de ces facteurs, qui contribuent à « faire passer la justice ».

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Qu'est-ce que juger ?

Quand un juge décide, il fait oeuvre de « jurisprudence », un concept très vaste en théorie, qui va de l'application stricte de la loi jusqu'à l'interprétation des nécessités sociales, en passant par l'imitation de ce que d'autres juges auront décidé antérieurement pour des faits analogues. Il puise dans ce faisceau pour interpréter la cause qui lui est soumise, charge qui fait de lui, comme le disait au xviiie siècle William Blackstone, « le vivant oracle du droit ».