Comparer les systèmes scolaires américains et français, tel est le projet auquel s’est attelé Denis Meuret dans son dernier ouvrage, Gouverner l’école.
On y apprend notamment que, bien que la société américaine soit demeurée plus religieuse que la société française, l’école française a davantage hérité des conceptions éducatives chrétiennes. Cela tient évidemment à l’héritage catholique, plus autoritaire en matière éducative que la tradition protestante, mais surtout aux choix opérés au moment de la création de l’école républicaine. Comme l’exprimait clairement Durkheim (1858-1917), l’école républicaine, pour s’opposer à l’influence catholique sur les jeunes esprits, a dû se construire contre l’Église. Le projet républicain et durkheimien d’une éducation à la raison pour former les citoyens d’une société moderne passe donc par l’exercice de l’autorité et la méfiance à l’égard de l’autonomie des individus, qui est l’exacte réplique de l’autoritarisme et de la méfiance à l’égard des « mauvais penchants » de l’enfance qui caractérisait la plupart des écoles catholiques.
À l’inverse, dès 1791, la Constitution américaine a instauré, selon la formule de Jefferson, un « mur infranchissable » entre la religion et l’État. Du coup, c’est l’influence de pédagogues progressistes, et surtout la figure du philosophe et pédagogue John Dewey (1859-1952) qui a influencé l’école américaine. Au début du xxe siècle, J. Dewey s’est appuyé sur la tradition politique américaine pour défendre une pédagogie plus démocratique, orientée vers la multiplication des échanges, de l’exercice de l’imagination, de la découverte du monde, de l’exploration du réel au moyen de l’expérimentation.
C’est à l’appui de ces considérations que D. Meuret interprète le libéralisme de l’école américaine dans un sens beaucoup moins critique que celui qui a souvent cours en France.
Au contraire, le projet français actuel consiste à accroître le choix des familles sans accroître la concurrence entre les établissements. Tout doit se passer dans la limite des places disponibles, sans que les établissements aient la liberté de faire évoluer leurs effectifs. En France, le fait qu’un établissement scolaire puisse être tenu pour responsable de ses résultats apparaît une idée intolérable, une idée qui contredit le principe durkheimien selon lequel il est impensable que l’école rende des comptes à la société puisque c’est elle qui autorise l’existence de cette société en disciplinant les élèves. Dans cette logique, l’échec ne peut être attribué qu’aux seuls élèves (et non à l’école). Or les évaluations américaines montrent que c’est plutôt la responsabilisation des établissements (accountability) qui est susceptible d’améliorer l’efficacité et l’équité des systèmes éducatifs.
Ce que je crains dès lors, c’est l’apparition d’une concurrence défavorable à l’équité. En effet, si la limite des places disponibles est respectée, le choix de l’établissement ne pourra concerner qu’un nombre très restreint d’élèves et l’on peut penser que les familles favorisées seront plus à même de se mobiliser pour défendre leur « droit ». La concurrence existera bel et bien, mais comme aujourd’hui, cachée, et donc défavorable aux familles les plus défavorisés.
Le discours de la baisse du niveau a cependant des différences avec celui qui est tenu en France. Ceux qui déplorent la baisse du niveau n’incriminent pas l’orientation : personne ne pense qu’une partie des élèves doit être écartée des études secondaires parce qu’ils ralentissent les autres. Les professeurs reprochent aux élèves de n’être pas assez ambitieux et travailleurs, aux familles de ne pas assez soutenir leur effort, les antipédagogues reprochent aux pédagogues de ne pas être assez exigeants avec leurs élèves, mais on voit que dans tous les cas, le reproche est de ne pas assez exploiter des capacités dont l’existence n’est pas niée. Une mesure comme le retour à l’apprentissage à 14 ans serait impensable là-bas. La critique faite aux pédagogues ne réclame pas le retour aux « bonnes vieilles méthodes ». La bureaucratie, l’immobilisme du système sont critiquées plus que son aventurisme pédagogique.
Le système scolaire français cessera d’entrer à reculons dans cet avenir-là seulement s’il accepte de porter un regard plus confiant sur le monde, son évolution et sur ses propres enfants. J’ai été frappé de voir que l’école américaine avait besoin de penser qu’elle transmettait les valeurs de sa société (tolérance, ouverture, envie de découvrir…) – quitte, naturellement, à idéaliser ladite société –, tandis que l’école française aime au contraire s’imaginer en îlot de vertu et de rigueur dans un océan de médiocrité, d’hédonisme de bas étage et d’individualisme asocial, et aime d’ailleurs imaginer que l’école américaine est engloutie depuis longtemps dans cet océan-là. Je crois que le gouvernement actuel devra choisir entre cette partie de son discours qui en appelle à la responsabilisation des acteurs, et cette autre qui intronise les enseignants derniers remparts contre la barbarie, c’est-à-dire entre la régulation du système par les résultats et le retour à une conception religieuse de l’autorité du maître. Il est difficile en effet, de demander à une institution de rendre des comptes si elle se prétend la seule à porter et à permettre l’idéal républicain.
Il vient de publier Gouverner l’école, Puf, 2007.
On y apprend notamment que, bien que la société américaine soit demeurée plus religieuse que la société française, l’école française a davantage hérité des conceptions éducatives chrétiennes. Cela tient évidemment à l’héritage catholique, plus autoritaire en matière éducative que la tradition protestante, mais surtout aux choix opérés au moment de la création de l’école républicaine. Comme l’exprimait clairement Durkheim (1858-1917), l’école républicaine, pour s’opposer à l’influence catholique sur les jeunes esprits, a dû se construire contre l’Église. Le projet républicain et durkheimien d’une éducation à la raison pour former les citoyens d’une société moderne passe donc par l’exercice de l’autorité et la méfiance à l’égard de l’autonomie des individus, qui est l’exacte réplique de l’autoritarisme et de la méfiance à l’égard des « mauvais penchants » de l’enfance qui caractérisait la plupart des écoles catholiques.
À l’inverse, dès 1791, la Constitution américaine a instauré, selon la formule de Jefferson, un « mur infranchissable » entre la religion et l’État. Du coup, c’est l’influence de pédagogues progressistes, et surtout la figure du philosophe et pédagogue John Dewey (1859-1952) qui a influencé l’école américaine. Au début du xxe siècle, J. Dewey s’est appuyé sur la tradition politique américaine pour défendre une pédagogie plus démocratique, orientée vers la multiplication des échanges, de l’exercice de l’imagination, de la découverte du monde, de l’exploration du réel au moyen de l’expérimentation.
C’est à l’appui de ces considérations que D. Meuret interprète le libéralisme de l’école américaine dans un sens beaucoup moins critique que celui qui a souvent cours en France.
Carte scolaire, autonomie des établissements, discrimination positive… Ces orientations des politiques scolaires en France sont-elles inspirées du néolibéralisme anglo-saxon ?
Pour améliorer les performances du secteur public, les politiques néolibérales anglo-saxonnes utilisent la concurrence, ou si l’on préfère l’émulation, entre institutions. Pour les partisans américains du choix de l’école, créer la concurrence est sa principale vertu. Des politiques existent ainsi, aux États-Unis et en Angleterre, qui, par des quotas, combinent concurrence et promotion de la mixité sociale. Les écoles sont en concurrence, mais dans une zone donnée, aucune ne doit recruter plus de x % d’élèves blancs, riches, ou bons, c’est selon.Au contraire, le projet français actuel consiste à accroître le choix des familles sans accroître la concurrence entre les établissements. Tout doit se passer dans la limite des places disponibles, sans que les établissements aient la liberté de faire évoluer leurs effectifs. En France, le fait qu’un établissement scolaire puisse être tenu pour responsable de ses résultats apparaît une idée intolérable, une idée qui contredit le principe durkheimien selon lequel il est impensable que l’école rende des comptes à la société puisque c’est elle qui autorise l’existence de cette société en disciplinant les élèves. Dans cette logique, l’échec ne peut être attribué qu’aux seuls élèves (et non à l’école). Or les évaluations américaines montrent que c’est plutôt la responsabilisation des établissements (accountability) qui est susceptible d’améliorer l’efficacité et l’équité des systèmes éducatifs.
Ce que je crains dès lors, c’est l’apparition d’une concurrence défavorable à l’équité. En effet, si la limite des places disponibles est respectée, le choix de l’établissement ne pourra concerner qu’un nombre très restreint d’élèves et l’on peut penser que les familles favorisées seront plus à même de se mobiliser pour défendre leur « droit ». La concurrence existera bel et bien, mais comme aujourd’hui, cachée, et donc défavorable aux familles les plus défavorisés.
Quelle est l’influence aux États-Unis de ceux qui, comme en France, s’inquiètent d’une baisse du niveau des élèves et l’attribuent au laxisme du système scolaire ?
Elle existe. D’une part, dans tous les pays, le discours antilaxiste semble plus facile à tenir que le discours antiautoritaire, comme si l’école en était encore là où les sociétés en étaient à l’entre-deux-guerres, quand il semblait évident que les démocraties ne pouvaient qu’être vaincues par les dictatures parce que l’autorité était moins discutable dans ces dernières. D’autre part, les États-Unis ont été marqués par les premières évaluations internationales qui, notamment en mathématiques, les mettaient en piètre position. On a incriminé la trop faible exigence de l’école et des programmes qui ne portaient pas assez sur les compétences de base. « Back to basics », a-t-on réclamé.Le discours de la baisse du niveau a cependant des différences avec celui qui est tenu en France. Ceux qui déplorent la baisse du niveau n’incriminent pas l’orientation : personne ne pense qu’une partie des élèves doit être écartée des études secondaires parce qu’ils ralentissent les autres. Les professeurs reprochent aux élèves de n’être pas assez ambitieux et travailleurs, aux familles de ne pas assez soutenir leur effort, les antipédagogues reprochent aux pédagogues de ne pas être assez exigeants avec leurs élèves, mais on voit que dans tous les cas, le reproche est de ne pas assez exploiter des capacités dont l’existence n’est pas niée. Une mesure comme le retour à l’apprentissage à 14 ans serait impensable là-bas. La critique faite aux pédagogues ne réclame pas le retour aux « bonnes vieilles méthodes ». La bureaucratie, l’immobilisme du système sont critiquées plus que son aventurisme pédagogique.
Peut-on voir, à travers ces critiques croisées, une certaine convergence dans l’évolution des systèmes éducatifs des pays avancés ?
Certainement. En Angleterre, Margaret Thatcher a créé un programme national. Des systèmes autrefois très centralisés, comme le système suédois, ont attribué la responsabilité des écoles aux communes. La forme vers laquelle tendent les systèmes scolaires peut être caractérisée, à grands traits : un long tronc commun visant la transmission à tous d’un socle de connaissances, suivi de filières plus ou moins longues proposant de multiples possibilités de combinaisons ; une autorité centrale en charge de la définition des standards (les compétences que les élèves doivent acquérir), de la certification des enseignants et de l’évaluation ; une décentralisation de la gestion au niveau local et une grande autonomie pédagogique des établissements.Le système scolaire français cessera d’entrer à reculons dans cet avenir-là seulement s’il accepte de porter un regard plus confiant sur le monde, son évolution et sur ses propres enfants. J’ai été frappé de voir que l’école américaine avait besoin de penser qu’elle transmettait les valeurs de sa société (tolérance, ouverture, envie de découvrir…) – quitte, naturellement, à idéaliser ladite société –, tandis que l’école française aime au contraire s’imaginer en îlot de vertu et de rigueur dans un océan de médiocrité, d’hédonisme de bas étage et d’individualisme asocial, et aime d’ailleurs imaginer que l’école américaine est engloutie depuis longtemps dans cet océan-là. Je crois que le gouvernement actuel devra choisir entre cette partie de son discours qui en appelle à la responsabilisation des acteurs, et cette autre qui intronise les enseignants derniers remparts contre la barbarie, c’est-à-dire entre la régulation du système par les résultats et le retour à une conception religieuse de l’autorité du maître. Il est difficile en effet, de demander à une institution de rendre des comptes si elle se prétend la seule à porter et à permettre l’idéal républicain.
Denis Meuret
Chercheur à l’Iredu, université de Bourgogne.Il vient de publier Gouverner l’école, Puf, 2007.