Un modèle est une exception qui prétend à l'universalité. Cette définition convient au pays de la Révolution de 1789, la « Grande Nation » faisant alors profiter de ses idées généreuses la planète entière. La même ambition se prolonge ensuite, en particulier sous la iiie République.
Pourtant, la défaite humiliante de 1940 introduit une rupture : elle impose une profonde remise en question. Après la guerre, le modèle va incarner la République et la modernité, sur des bases à la fois anciennes et renouvelées. L'universitaire américain Ezra Suleiman 1 souligne le principal élément de continuité : « L'idée que l'Etat est en charge du bien commun est une idée typiquement française qui déconcerte les Américains. » La nouveauté tient à ce que la majorité des Français, persuadés que le pays souffre d'un retard profond, identifient le « bien commun » à la modernisation du pays. En simplifiant, on peut donc résumer le modèle de l'après-guerre en une formule : l'Etat est en charge de la modernisation du pays. Encore ne faut-il pas confondre cette expérience avec celle de l'Union soviétique : l'Etat, en charge de l'essentiel, coopère avec le patronat et les syndicats dans le cadre de ce que Jean Monnet appelait une « économie concertée ». Aussi Richard Kuisel 2 parle-t-il d'une direction par « l'Etat, les organisations corporatistes et les forces du marché ».
Les grands traits de cette véritable synthèse française semblent alors durablement fixés :
- L'Etat dirige, mais en concertation avec les partenaires sociaux ; ainsi le plan est-il préparé par des commissions de modernisation où siègent représentants de l'Etat, du patronat et des syndicats.
- La priorité est accordée au secteur manufacturier (on parle de « colbertisme industriel »), mais les atouts anciens du pays ne sont pas négligés, en particulier l'agriculture : la France déploie tous ses efforts pour que soit adoptée, à l'échelle européenne, une politique agricole commune (1962) dont elle doit être le principal bénéficiaire.
- Le secteur public, véritable modèle dans le modèle (« le service public à la française »), est le fer de lance de la modernisation ; il doit en particulier servir d'exemple au secteur privé. Ainsi Renault devient la « vitrine sociale » du pays et adopte souvent en premier des mesures qui se généralisent ensuite : la quatrième semaine de congés payés, que l'entreprise accorde à ses salariés en 1962, est étendue à tous en 1968.
Une prise de conscience en trois temps
Ce modèle économique fait partie d'un modèle plus vaste qui englobe le social, le culturel, le spatial, le politique dans la même volonté de synthèse. Le système public de protection sociale s'appuie sur une médecine générale privée ; la redistribution spatiale doit profiter à la province mais s'organise de Paris ; la constitution de 1958 instaure une « monarchie républicaine » qui réconcilie le pays avec son passé lointain 3.
Sous Charles de Gaulle, le modèle semble à son apogée. Il s'enrichit alors d'un nouvel effort de synthèse : ouverture sur le monde et attachement sourcilleux à l'indépendance nationale, un couple dont les contradictions éclateront rapidement en trois occasions : 1973, 1983 et 1993.
En 1973, la crise qui s'ouvre révèle l'existence de la « contrainte extérieure » : la France ne peut plus choisir la politique qu'elle juge la meilleure pour elle. Il lui faut tenir compte de ses effets sur les grands équilibres extérieurs (balances commerciale et financière). Ainsi, confronté à la récession, le Premier ministre Jacques Chirac engage une politique de relance en 1975. Mais la croissance forte engendre le déficit commercial, car si la consommation et l'investissement repartent, les importations augmentent. En 1976, Raymond Barre remplace J. Chirac et s'engage sur la voie de l'austérité. Version moderne de la « main invisible » 4, la contrainte extérieure interdit à la France de s'éloigner trop fortement de ses partenaires. Elle doit, en particulier, s'efforcer de tenir un taux de croissance, un taux d'inflation et des taux d'intérêt moyens. Elle pourrait souhaiter une croissance forte, une légère inflation pour stimuler la croissance et des taux d'intérêt faibles pour encourager l'investissement ; mais elle risquerait de voir son déficit commercial se creuser tandis que les capitaux se détourneraient de son territoire.