L'orchestre à l'unisson est une métaphore facile pour signifier la concordance sociale. L'observateur extérieur, et même le mélomane averti, voient généralement dans l'orchestre symphonique une mise en commun des talents personnels, un effacement des intérêts particuliers au profit de la réalisation d'un idéal artistique collectif. L'uniforme (l'habit noir des instrumentistes), l'obéissance au chef d'orchestre, l'ordonnancement des musiciens sur le plateau suggèrent aussi une organisation disciplinée, quasi militaire. Qu'y a-t-il derrière cette unité de façade et la vision idéalisée de l'orchestre symphonique ? Le sociologue Bernard Lehmann a enquêté plusieurs années dans les quatre grandes formations parisiennes : orchestre national de France, orchestre philharmonique de Radio France, orchestre de Paris, orchestre de l'Opéra. Il montre que la réalité sociale est beaucoup plus complexe. L'orchestre constitue en fait un univers socialement hiérarchisé et divisé.
Qu'il y a-t-il de commun entre la frêle violoniste légèrement pincée, fille de juge et d'ascendance noble, et le trombone, d'une famille de mineurs du Nord, costaud et jovial, volontiers amuseur public, lisant L'Equipe pendant la pause et qui n'hésite pas à contester l'autorité du chef ? Selon leurs instruments, les musiciens n'ont pas les « mêmes valeurs » ni la même vision de la musique classique ou du métier d'instrumentiste d'orchestre. Les entretiens qu'a mené l'auteur auprès des instrumentistes montrent que l'orchestre apparaît comme un espace morcelé de représentations.
Parmi les quatre grandes familles d'instruments, les cordes (violons, altos, violoncelles et contrebasses) sont considérées comme les plus prestigieuses, empruntes d'une délicatesse féminine et aristocratique. Plus anciennes, elles sont dotées d'un riche répertoire d'orientation classique et romantique. A l'inverse, les vents, constitués des bois (flûtes, hautbois, clarinettes, bassons) et des cuivres (cors, trompettes, trombones et tubas), ainsi que les percussions, n'ont pas la même légitimité. Apparus plus récemment, issus de la musique populaire ou militaire, ils disposent d'un son puissant. Le recrutement des instrumentistes à vent est plus populaire, plus provincial (en particulier pour les cuivres). L'apprentissage de l'instrument, plus tardif, est souvent jugé moins difficile que celui des cordes. Ces dernières trouvent les cuivres exagérément virils (les « machos de l'orchestre »), souvent vulgaires. Elles les désignent par « la ferraille », les « gros », la « soufflante ».