Tout auteur aspire à être lu. Si possible par le plus grand nombre. Dans les sciences humaines comme en littérature, on rêve de succès : être reconnu par les pairs, salué par la critique, plébiscité par des lecteurs. Le but ultime est d'allier réussite académique et audience populaire.
De son côté, le lecteur est en attente d'une révélation. Il aimerait aussi trouver le livre-clé qui change sa vie ou sa façon de voir.
À la recherche de la nouvelle star académique...
L'éditeur enfin, entrepreneur intellectuel et chasseur de bons textes, souhaiterait mettre en concordance ces deux rêves. Son idéal serait de dénicher la nouvelle « star académique » : un nouveau Karl Marx, Sigmund Freud, Michel Foucault, Pierre Bourdieu ou Fernand Braudel, qui animerait la vie intellectuelle, réactiverait les idées, stimulerait les recherches et entraînerait des cohortes d'étudiants dans son sillage.
C'est sur ce modèle de l'excellence que l'on a pris l'habitude de penser la diffusion des idées en sciences humaines. Le coeur fertile en serait composé d'un « noyau dur » d'oeuvres fortes et novatrices publiées par quelques éditeurs courageux et visionnaires. Ce creuset serait destiné à alimenter toute la vie intellectuelle, et commanderait, selon Pierre Nora, « toute la chaîne du livre de connaissance, depuis le manuel jusqu'au livre de poche » 1.
Ce modèle, que l'on peut appeler « modèle de l'oeuvre », semble correspondre assez bien à un « âge d'or » des sciences humaines. Celui des années 1960-1970, où quelques disciplines phares - psychanalyse, linguistique, histoire, anthropologie... -, quelques courants de pensée - marxisme, structuralisme... -, et des auteurs de renom - M. Foucault, Roland Barthes, F. Braudel, Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan... - scandaient la vie intellectuelle.
Or, ce modèle n'est plus. Si on en croit le rapport de Sophie Barluet 2, d'ailleurs, il aurait été largement mythique : hormis dans le cas de la discipline histoire, il n'y a pas eu de ventes élevées des sciences humaines dans les années 1960-1970, et le vrai pic en terme de chiffre d'affaires se situe à la fin des années 80. Depuis cette époque, quelques éditeurs nostalgiques ont entamé une longue lamentation sur la crise de l'édition en sciences humaines. D'où ce sentiment - pour ceux qui vivent et ne pensent qu'à travers ce modèle - que « tout fout le camp ! ». Les vrais auteurs de livres auraient disparu : « La plupart ne savent plus le français, qu'on ne leur a appris à écrire, ni à aimer, ni à respecter », affirme sans nuance P. Nora. Les « vrais » éditeurs, sérieux et rigoureux, auraient déserté la place, seraient noyés par l'édition de basse qualité. Les enseignants auraient démissionné de leur rôle de prescripteurs d'ouvrages ; ils se contenteraient de distribuer des photocopies à des étudiants qui, de toute façon, auraient renoncé à lire depuis longtemps... Résultat : si les derniers bastions de l'édition de qualité étaient éliminés, c'en serait fini des sciences humaines et, toujours selon P. Nora, « l'encéphalogramme du pays serait plat » !
Et si le discours récurrent, catastrophique et nostalgique sur « la crise de l'édition en sciences humaines » ne faisait que refléter le déclin de quelques éditeurs, qui ont construit leur niche économique et intellectuelle sur un modèle unique et dépassé, selon une représentation qui se révèle incapable de rendre compte des évolutions actuelles de la production et de la diffusion des connaissances ?