Jacques Ion

Le nouveau paysage militant

L'engagement militant ne s'affaiblit pas. Il se dissémine et se transforme, en lien avec le processus d'autonomisation des individus. Un processus qui, selon le sociologue Jacques Ion, interroge plus largement le fonctionnement du champ politique et des institutions.

Dans Militer aujourd'hui (en collaboration avec Spyros Franguiadakis et Pascal Viot, Autrement, 2005), loin de l'idée d'un déclin de l'engagement militant, vous soulignez le « foisonnement et la vitalité des mouvements sociaux, des mobilisations collectives ». Quels sont les grandes caractéristiques de ce militantisme « foisonnant » ?

L'hypothèse d'un déclin du militantisme repose sur deux idées fausses. La première est celle qui proclame la mort des idéologies alors mêmes que les idéologies, façons pour les hommes de se représenter le monde social et leur avenir, sont évidemment toujours présentes même si elles changent de contenu. La seconde est celle qui se lamente sur la montée des égoïsmes. C'est une vieille complainte, récurrente depuis près de deux siècles et qui revient à confondre deux choses : le processus d'individuation, qui fait que nous sommes de moins en moins liés à des structures collectives héritées (famille, métier, quartier...) et le sentiment d'appartenance à une collectivité. Si nous sommes des individus de plus en plus autonomes, nous ne sommes pas pour autant des individus isolés et refermés sur nous-mêmes. Les liens que nous avons avec les autres et qui nous font exister sont peut-être moins obligés, ils en sont d'autant valorisés.

L'idée selon laquelle le militantisme serait en recul ou obsolète tient à ce qu'on confond souvent le militantisme avec une façon spécifique d'intervenir dans l'espace public, qui a été longtemps dominante. Cette façon, symbolisée par le militantisme masculin de gauche, supposait engagement à long terme, inscription dans une organisation hiérarchisée, séparation radicale du privé et du public, sacrifice de la personne individuelle et politisation de la cause par le double canal de l'extension en nombre des personnes la soutenant (la lutte de masse) et de sa traduction sur la scène politique. Or cette façon-là de militer n'est plus hégémonique : la période actuelle fait coexister plusieurs manières de s'engager pour une cause. On peut être militant sans forcément s'engager dans la durée, voire sans même adhérer à un groupement ; on peut être militant en publicisant son vécu personnel, le témoignage accédant ainsi au rang de moyen d'action ; on peut être militant en privilégiant les liens horizontaux entre individus plutôt que les liens verticaux hiérarchisés entre groupements ; on peut s'impliquer pour une cause et garder pour autant son quant-à-soi ; on peut être militant et tenir cependant à parler en son nom ; on peut être militant sans penser la manifestation comme passage obligé pour populariser une cause. Mais bien sûr, la manifestation, le recours à la scène politique restent des moyens toujours inscrits au répertoire de l'action militante.