« Je situe l'origine de mon intérêt pour les documents personnels dans une longue lettre ramassée un jour de pluie dans une allée derrière ma maison : une lettre écrite par une jeune fille qui suivait un enseignement à l'hôpital, adressée à son père et concernant les relations et disputes dans la famille. »
Nous sommes au début des années 1910, à Chicago. L'homme qui vient de découvrir cette lettre, dans un sac jeté par la fenêtre d'une maison, est William Isaac Thomas (1863-1947), un enseignant en sociologie de l'université de Chicago. A l'époque, W.I. Thomas s'intéresse justement au mode de vie des communautés d'immigrés à Chicago. Il a obtenu des crédits d'une fondation privée pour entreprendre son enquête sur le sort des immigrés polonais.
Chicago est alors le prototype de la jeune métropole américaine. Elle a poussé comme un champignon en l'espace d'un demi-siècle, passant de 300 000 habitants en 1870 à plus d'un million en 1890, puis à 2 millions en 1910 ; elle atteindra les 3,4 millions en 1930 ! La cité rayonne par son modernisme : gratte-ciel, industries, grands magasins, quartiers d'affaires, musées, hôpitaux, université...
Mais la ville attire aussi des vagues d'immigrés à la recherche d'un emploi ; elle est le lieu où se concentrent des poches de misère, où règnent la criminalité, la mendicité, l'alcool, la prostitution. Comme les autres grandes villes américaines, Chicago est une ville pluriethnique, structurée par quartiers. Les Irlandais, Allemands, Scandinaves sont arrivés d'abord, puis les Italiens, les Grecs, les Juifs d'Europe, les Noirs du Sud. Les Polonais forment une des communautés les plus récentes et les plus importantes.
Pour les sociologues de l'université locale, Chicago constitue un véritable laboratoire social. Etudier les effets que la ville va exercer sur ses nouveaux arrivants, tel sera le programme de recherche de l'écologie urbaine dont W.I. Thomas est, avec son collègue Robert E. Park, un des promoteurs. C'est aussi l'occasion de montrer le rôle que W.I. Thomas assigne à la sociologie : elle doit se dégager d'une démarche spéculative pour s'ancrer dans la réalité sociale. Pas de bonne théorie qui ne soit couplée à l'observation empirique. La science sociale doit aussi, dans l'esprit du sociologue, se mettre au service de la réforme de la société.
Mais comment faire pour rendre compte de ce monde bouillonnant de la ville moderne ? Et comment appréhender la vie de ses populations ?
La découverte fortuite du paquet de lettres est une aubaine pour W.I. Thomas. Ces lettres, écrites par une jeune immigrée à ses parents, relatent ses conditions de vie, son travail, les événements quotidiens, ses problèmes, ses espoirs... C'est pour le sociologue un matériau irremplaçable.
Pour mener à bien son enquête, W.I. Thomas s'est associé à un autre Polonais, Florian Znaniecki (1881-1956), un philosophe reconverti à la sociologie, et qui dirige une Société pour la protection des immigrants de Varsovie. Tout deux décident de passer une annonce dans un journal polonais, le Dziennik Chicagoski, afin de recueillir des lettres d'immigrants. Ils rassemblent vite une masse importante de lettres et de documents, qui formera le corps d'un énorme ouvrage en 5 volumes : Le Paysan polonais en Europe et en Amérique, dont les premiers volumes paraissent en 1918.