Le prix de la liberté

Le regard que portent les sociologues sur la condition faite à l'individu contemporain est rarement tendre. Au début des années 1980, ils dénoncent la vanité qui guette l'individu émancipé de tout lien. Dix ans plus tard, ils le peignent accablé par la crainte de l'échec et les fluctuations de son désir.

L'individu, pourrait-on dire, est un fait éternel mais une idée moderne. On attribue souvent aux philosophes grecs, stoïciens et épicuriens, le soin d'avoir, les premiers, réfléchi à l'importance de leur vie singulière, puis à la Renaissance d'avoir inventé des métiers autonomes : le banquier, l'artiste, le savant. Le modèle de l'individu libre et pourvu de droits naît, plus généralement, dans l'Angleterre du xviie siècle. Enfin, le romantisme accorda à chacun le droit de prendre soin de ses sentiments, humeurs et états intérieurs.

Plus concrètement, des historiens des moeurs comme Norbert Elias et Michel Foucault ont décrit le lent mouvement de « civilisation » pour l'un, de « discipline des esprits » pour l'autre, par lequel l'individu a trouvé, en même temps que des espaces de liberté, sa place dans les pratiques quotidiennes et la vie sociale.

Pour N. Elias, la liberté de l'individu ne put être acquise qu'au prix de l'intériorisation de certaines normes importantes de la vie sociale moderne (la pudeur, le renoncement à la violence, la courtoisie). Pour M. Foucault, le prix à payer est celui d'une mise en coupe des esprits telle que, désormais, ordre moral et ordre social doivent coïncider.

En effet, en dehors de quelques penseurs darwiniens, nulle école n'a pu soutenir vraiment l'idée que l'individu en société puisse être naturellement une sorte d'atome mû par les forces aveugles de l'égoïsme. Sa liberté devait, au pire, être une illusion, et au mieux, une incitation à utiliser sa raison pour prendre de bonnes décisions. L'autonomie, l'esprit d'entreprise et le sens des responsabilités sont apparus comme des qualités requises de l'homme moderne, mais aussi comme des charges de plus en plus lourdes pour le sujet confronté à lui-même. En 1983, Gilles Lipovetsky, sociologue français, publiait L'Ere du vide (Gallimard, 1983) Sous-titré « Essais sur l'individualisme contemporain », cet ouvrage se voulait un examen à la fois lucide et alarmiste de la condition de l'homme moderne.

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S'appuyant sur des auteurs américains (Richard Sennett, Christopher Lash, Jim Hougan), il traçait un portrait inquiétant des évolutions sociales en cours aux Etats-Unis, prémonitoires pour l'Europe. La prospérité, la fin des illusions révolutionnaires et le libéralisme moral avaient, selon lui, amené l'individu contemporain à un degré de narcissisme profond. Pris entre l'absence d'idéal et l'attrait du plaisir, cet homme qualifié de postmoderne ne se soucie plus guère que de son bonheur privé. Mais, même là, la peur d'être déçu et le refus des contraintes excluent toute forme d'engagement durable. Evoquant une certaine renaissance des pratiques religieuses, G. Lipovetsky souligne à quel point elles diffèrent de ce que pouvait être une adhésion selon la tradition : « L'attraction du religieux, écrit-il, n'est pas d'un autre ordre que les engouements éphémères mais néanmoins puissants pour telle ou telle technique relationnelle, diététique ou sportive. » Même dans ces matières réputées sérieuses, il n'y a plus de continuité : tout est mode, changement, légèreté.

Est-ce un progrès ou une décadence, une forme d'émancipation ou le signe d'une décomposition ? Bien qu'il s'abstienne de tout jugement, la terminologie et la posture de G. Lipovetsky (tout comme celles de ses sources américaines) sont dépréciatives : sans en avoir l'air, elles annoncent un naufrage et de nouvelles illusions. Le naufrage est celui de l'individu devenu « narcissique », flottant, émotionnellement vide et donc guetté par la dépression et toutes sortes de troubles de la motivation. Les nouvelles illusions sont celles de la liberté : derrière le plaisir de consommer et l'aisance communicationnelle se cacherait, en fait, la main de fer d'une gestion technocratique des comportements tournée vers un idéal de « régulation totale et microscopique du social ». Le tableau brossé par G. Lipovetsky et ses sources américaines est donc négatif : il souligne avant tout les pertes (de sens) et les manques (d'idées, d'action et de plaisir réel), pour aboutir à l'idée d'une « ère du vide » psychique, et donc du désespoir.