Les années 1980 semblaient leur avoir donné le coup de grâce, avec pour point d’orgue la chute du mur de Berlin en 1989. Pourtant, depuis les années 1990, les « pensées critiques » connaissent un nouvel essor. À gauche toute. Elles prennent corps avec de nouveaux mouvements sociaux, telles les manifestations contre l’OMC à Seattle en 1999, le Forum social mondial de Porto Alegre en 2001, ou la montée de la gauche en Amérique latine. Razmig Keucheyan entend dans Hémisphère gauche « cartographier » ces nouvelles pensées et donner quelques points de repère pour s’orienter dans un paysage foisonnant et dense. L’exercice est périlleux. L’auteur tranche dans le vif, s’attache aux « stars » (Toni Negri, Judith Butler, Alain Badiou, Slavoj Zizek…) mais aussi à des penseurs moins connus du grand public mais non moins féconds, tels Leo Panitch, Ernesto Laclau, David Harvey, Alvarao Garcia Linera ou Robert Cox.
Premier paradoxe, en apparence du moins, ces « nouveaux penseurs critiques » sont souvent des « vétérans ». Toni Negri, Jacques Rancière ou Noam Chomsky par exemple ont déjà un long parcours intellectuel. Impossible donc pour comprendre ces nouvelles théories de faire l’impasse sur celles qui les ont précédées. C’est pourquoi R. Keucheyan entend marquer les continuités derrière les apparentes ruptures. Ainsi, les théories actuelles de l’« antipouvoir » – qui soutiennent la lutte, qu’elle soit armée, sociale, syndicale…, sans viser à s’emparer du pouvoir d’État – ne sont pas tout à fait neuves. Dès les années 1970, le pouvoir n’est plus seulement pensé comme concentré dans l’État. Sous l’impulsion de Michel Foucault ou de Gilles Deleuze par exemple, il apparaissait déjà dispersé, s’exerçant à travers la famille, la sexualité, l’école, les hôpitaux, les prisons, etc.