Le temps de l'engagement pluriel

Les années 1980-1990 seraient marquées par un désintérêt croissant des individus pour la chose publique. En fait, c'est à un renouvellement des formes d'engagement auquel on assiste, caractérisées tout à la fois par un affranchissement des appartenances et des affiliations partisanes ou sociales ainsi que par une tendance à prendre la parole en son nom propre.

De nos jours, les discours ne manquent pas qui se lamentent sur ce qui serait un désintérêt croissant de nos concitoyens pour la chose publique. Si la crainte n'est pas nouvelle 1, la réalité de ce phénomène est très difficile à apprécier quand une vision souvent nostalgique mesure le présent à l'aune du passé.

Notre société est certes profondément transformée par un processus d'individuation, qui tend à dissoudre les collectifs au sein desquels l'individu se trouvait défini. Mais ce processus n'est pas nouveau. Il est à la source de la sociologie et a constitué l'objet central des pères de la discipline (Charles Alexis Clérel de Tocqueville, Emile Durkheim, Max Weber) comme il est à la source de notre conception du politique. Ce n'est en effet qu'à partir du moment où l'on peut penser la société comme somme d'individus et non comme assemblage organisé d'entités collectives (des corps, des états ou des corporations) que la question du comment ça tient ensemble (la question du lien social) et la question du comment vivre ensemble (la question politique) deviennent cruciales 2. Mais ce processus d'individuation n'est pas forcément synonyme d'une montée des égoïsmes. Il convient donc de bien distinguer le processus sociétal qui se déroule sur le long terme et une appréhension moralisante des comportements sociaux. Ajoutons, avant d'y revenir, que la montée en puissance des « je » ne signifie pas forcément la disparition des « nous », que les rapports entre le privé et le collectif sont complexes et qu'il faut y regarder à deux fois avant d'opposer trop rapidement le particulier et l'universel. Bref, la réalité de l'engagement public est difficile à appréhender et les données disponibles ne permettent pas forcément de s'y retrouver.

Les indications statistiques sont en effet parfois contradictoires et souvent difficilement interprétables. Ainsi, la baisse de la participation politique, mesurée à partir des taux d'abstention électorale, est-elle objet de débat chez les politologues 3. Et quand certains se plaisent à relever ce qui serait une défiance croissante des citoyens envers le jeu politique, c'est pour aussitôt mettre inversement en valeur la force de ce qui est appelé le « mouvement social ». La baisse du taux de syndicalisation 4 ou la diminution des journées de grève, très réelles sur moyenne période, n'empêcheraient pas une forte vitalité des mouvements collectifs ; certains analystes vont jusqu'à évoquer l'avènement de nouveaux mouvements sociaux (NMS) ; c'est ainsi que les mouvements des « sans » sont mis en exergue pour souligner l'émergence de nouvelles radicalités 5. N'est-ce pas trop vite oublier que les actions de squattage tout comme les marches de chômeurs ont une longue histoire commencée dès avant le milieu du xxe siècle et que, dans les années post-68, nombre de sociologues avaient déjà mis en exergue un renouvellement des mouvements sociaux à travers le surgissement des fronts dits alors « secondaires » (c'est-à-dire hors travail : luttes régionalistes, féministes, urbaines, antinucléaires, etc.).

Espace public, sphère politique

Mesurée statistiquement, la vitalité associative ne fait quant à elle guère de doute 6. On compte 70 000 associations de plus par an. Mais les chiffres sont à manier avec une extrême prudence. Si on connaît les déclarations de naissance des associations, on connaît beaucoup moins sûrement les décès. Mais c'est l'unité de compte elle-même qui fait question quand, sous le même statut juridique, coexistent par exemple des structures qui ne sont que des faux-nez de l'administration ou des entreprises déguisées. Et quand bien même on s'accorde généralement pour dire que la croissance du nombre d'associations suit une courbe très fortement montante depuis les années 60, il ne faut pas oublier que cette croissance est au moins partiellement le produit d'un processus très ample de spécialisation qui tend à fragmenter en associations spécialisées (par leurs activités ou leurs publics) des associations hier souvent très polyvalentes (tels les amicales laïques ou les centres paroissiaux).

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Ce qu'indiquent du moins assez clairement les sondages sur les pratiques associatives des Français, c'est d'abord la part de plus en plus importante des femmes et des seniors dans la vie associative ; c'est aussi le recul des investissements dans les groupes de défense d'intérêts généraux (par exemple : syndicats ou associations de parents d'élèves) et une implication plus grande, bien sûr dans les associations sportives aujourd'hui très florissantes, mais aussi dans les associations caritatives, humanitaires ou écologiques. Ainsi exprimées, ces tendances appellent au moins trois remarques. D'abord, il s'agirait moins aujourd'hui de se battre pour des lendemains meilleurs sous l'auspice du « progrès » que de se prémunir ou conjurer de nouveaux risques envahissants (la pauvreté, le saccage de la planète, les tensions internationales, etc.). C'est donc une vision de l'avenir qui a organisé la vie sociale et politique depuis au moins deux siècles qui se trouve battue en brèche. Ce qui change, c'est le contenu de cette représentation du temps. Non plus : demain sera meilleur qu'aujourd'hui, mais demain risque d'être pire qu'aujourd'hui.