Pourquoi relire L’Esprit du temps, plus de quarante ans après sa première publication ? Tout d’abord parce que si ce livre a été lu au moment de sa parution en 1962, il n’a presque pas été relu depuis, en raison de son éviction prématurée de la littérature sociologique à la suite du célèbre article de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Publié en 1963 dans la revue Les Temps modernes et intitulé « Sociologues des mythologies et mythologies des sociologues », il ne s’agissait là rien moins que de « bannir de l’univers scientifique » cette « vulgate pathétique » relative à la culture de masse. Les conditions dans lesquelles j’ai découvert L’Esprit du tempstémoignent de l’efficacité de cette mise à l’index mais aussi – et c’est la raison de cette réédition – de son injustice.
Au début des années 1990, le problème que nous avions à résoudre était lié à l’insatisfaction intellectuelle provoquée par l’étroitesse de l’espace théorique existant alors en France s’agissant de la sociologie des médias.
D’un côté, nous disposions de la somme des travaux américains « d’étude de réception » qui, depuis les années 1930, cherchaient à comprendre les effets des médias sur les subjectivités individuelles et collectives, pour en arriver à la conclusion que ces effets étaient « limités » par une série de « filtres » interprétatifs tenant aux personnalités des individus et aux interactions au sein de leurs différents milieux de socialité. Ces acquis permettaient certes d’aller au-delà de la vulgate à propos de l’influence des médias sur les individus, mais ces approches psychosociales étaient très médiacentriques, et bien loin non seulement d’une sociologie des pratiques culturelles et des usages sociaux des médias, mais aussi d’une sociologie générale des médias articulant les moments de la production, des représentations et des interprétations. D’un autre côté, nous disposions de toute l’étendue de la dénonciation marxiste et néomarxiste des effets mystifiants de la culture de masse et des industries culturelles, pensées comme corruptrices et liquidatrices tout à la fois de la culture populaire, de la conscience de classe, de l’art, de la raison, de l’espace public, de la démocratie et de la réalité elle-même.
Entre ces deux bornes, il n’y avait rien d’autre que l’étrange absence de la sociologie française qui, mis à part quelques rares travaux contemporains (tirant eux-mêmes ressource auprès de la sociologie américaine), avait exclu de ses objets légitimes cet immense domaine pratique et symbolique que sont les industries culturelles, les représentations médiatiques et leurs usages. Dans ce contexte, rien n’incitait à chercher d’éventuelles filiations auprès de travaux français datant des années 1960 et considérés comme dépassés, voire disqualifiés.
C’est donc par nécessité que nous nous sommes d’abord tournés vers une autre tradition de recherche, alors peu connue en France, celle des cultural studies, et en particulier le travail fait depuis les années 1970 par Stuart Hall au sein du Center for Contemporary Cultural Studies qu’il avait fondé avec Richard Hoggart à l’université de Birmingham. Avec « le tournant gramscien » proposé par S. Hall, nous disposions d’une théorie des médias et de la culture de masse définis non plus comme les agents d’une mystification nécessaire, non plus comme les corrupteurs de l’art et de la culture populaire, mais comme champ de conflits culturels, parmi d’autres, des dynamiques hégémoniques et contre-hégémoniques liées à l’asymétrie des rapports de pouvoir s’exerçant dans les pratiques et les représentations. Sur cette base, l’articulation d’une sociologie des médias avec celle d’une sociologie générale, comme la sociologie de l’action d’Alain Touraine ou la sociologie posthabermassienne de la sphère publique de Nancy Fraser, était alors possible. C’est l’ensemble de ce travail de reconfiguration théorique qui m’a conduit en particulier à proposer une sociologie des médias définie comme une sociologie des rapports sociaux médiatisés via la double médiation de la sphère publique et des industries culturelles.