Le vieillissement au grand âge

L’individu vieillissant est amené à réaménager son existence en fonction des contraintes qu’il doit affronter. Un remaniement des activités qui transforme les manières d’éprouver son identité.

Comment appréhender la vieillesse ? À cette question, la sociologie répond en adoptant trois grandes stratégies d’analyse (1) : la première consiste à étudier la construction sociale de la vieillesse, c’est-à-dire la manière dont la société met en forme cet âge de la vie ; la deuxième se fixe pour objectif de décrire, en mobilisant notamment l’outil typologique, le groupe d’âge des « personnes âgées » ; la troisième, enfin, cherche à rendre compte du processus et de l’expérience du vieillissement individuel dans la seconde partie de la vie. Cette dernière approche, qui vise à analyser les changements dans le rapport à soi et au monde au fil de l’âge, se développe aujourd’hui dans la sociologie française (2). Cette perspective invite notamment à étudier l’avancée en âge à travers les transitions biographiques qui la scandent : la retraite, le veuvage (3) ou encore l’entrée en maison de retraite (article p. 52). Au-delà, elle amène à s’interroger sur la spécificité du vieillissement au grand âge (4) : le concept de « déprise » et la mise au jour des tensions de l’identité au grand âge (être/avoir été ; devenir vieux/être vieux ; familiarité/étrangeté au monde) apportent alors un éclairage précieux. La déprise est un concept initialement forgé par une équipe de chercheurs toulousains (5). Il désigne le processus de réaménagement de l’existence qui se produit au cours de l’avancée en âge, au fur et à mesure que s’accroît la probabilité de devoir faire face à de nouvelles contraintes : santé défaillante et limitations fonctionnelles croissantes, fatigue plus prégnante, baisse des sollicitations et conscience accrue de leur finitude.
Ce réaménagement de l’existence est marqué, en tendance, par la baisse du nombre et de l’intensité des activités au cours du grand âge. Mais derrière cette baisse se jouent de multiples reconversions : les personnes qui vieillissent renoncent à certaines activités, s’efforcent d’en garder d’autres, en développent parfois de nouvelles. Ainsi la déprise peut consister à poursuivre des activités antérieures sur une plus petite échelle ou de manière différente : continuer à conduire, mais plus sur de longs trajets ; ne plus assister à la messe et la regarder désormais à la télévision. Elle peut aussi prendre la forme d’un rebond, pour celui qui s’est remis d’un accident de santé ou lorsque, après le décès du conjoint malade, le temps qui lui était consacré se trouve reconverti en un nouvel engagement. La déprise est ainsi un processus actif à travers lequel les personnes qui vieillissent mettent en œuvre des stratégies d’adaptation, de manière à conserver aussi longtemps que possible des activités qui font sens pour elles.

Une autre tension apparaît à propos du positionnement adopté, au grand âge, par rapport à la vieillesse : les plus âgés considèrent-ils qu’ils deviennent vieux (sans l’être pour autant) ou qu’ils le sont désormais ? Ces deux modes de définition de soi renvoient à deux manières d’établir le lien entre le présent et le passé, les uns décrivant une continuité avec le passé (« Ça continue comme avant, malgré les difficultés »), les autres ayant le sentiment d’une rupture dans leur existence et d’être devenus autres qu’ils étaient (« Maintenant, je ne suis plus comme avant »).Le grand âge, enfin, se caractérise par un rapport au monde partagé entre un sentiment croissant d’étrangeté et le souci de conserver des espaces de familiarité. La difficulté à adhérer à la société actuelle se forge à travers une pluralité de mécanismes : la disparition des contemporains qui, comme l’écrit Serge Clément,  ; l’éloignement des petits-enfants, engagés dans leur vie d’adulte ; les transformations de l’environnement (évolutions technologiques, passage à l’euro, émissions de téléréalité) ; l’abandon d’activités (comme la conduite automobile) qui donnaient le sentiment de rester en prise sur le monde. Face à cette étrangeté croissante du monde, certains cherchent à « rester dans la course » (en apprenant, par exemple, à surfer sur Internet), mais beaucoup trouvent refuge dans l’espace familier du chez-soi, à la fois repaire protecteur et repère identitaire, pôle de stabilité et lieu chargé de souvenirs propre à assurer la continuité identitaire.