Un beau jour du chaud été 1942, alors qu’il est en train d’écumer les zones rurales du delta du Mississippi à la recherche de musiques noires folkloriques, bravant la ségrégation et les policiers racistes du cru, l’ethnomusicologue Alan Lomax rencontre, dans une cabane au bord d’une plantation, un guitariste et chanteur dont il a beaucoup entendu parler : Son House. Ce musicien est un maillon essentiel de la transmission orale des musiques noires – il fut le mentor de Robert Johnson, l’homme de légende mort en 1938, celui-là même qui fixa les canons du blues moderne après avoir passé (dit la légende) un pacte avec le diable à un carrefour désert. L’homme noir vieillissant regarde, interloqué, cet universitaire blanc : pourquoi donc s’intéresse-t-il à cette musique de pauvres ? A. Lomax lui répond : « L’histoire n’a pas été faite que par les rois et les présidents. Nous avons découvert que ceux qui labourent les champs de maïs et qui cueillent le coton y ont été pour beaucoup. Mon boulot, c’est de vous aider à faire sortir l’histoire de votre propre peuple. » Il faut croire que son speech l’a convaincu : lui faisant désormais confiance, S. House amène l’ethnologue au bout d’une route poussiéreuse, à l’arrière d’une vieille épicerie de campagne, sentant la réglisse, le cornichon et le tabac à priser. Là, autour de plusieurs paysans passablement éméchés, il voit un harmoniciste gémir dans son instrument, deux guitaristes marquer le rythme aussi imperturbablement que des tambours, alors que S. House chante et hurle, comme un possédé 1. L’ethnologue est fasciné par le spectacle. Il emmènera ensuite ce musicien enregistrer plusieurs titres en studio. La raison en est simple : il estime voir là une musique authentique, située hors des circuits commerciaux et relevant de la pure transmission orale, qui serait à l’origine de toutes les musiques commerciales américaines. A. Lomax est resté, jusqu’à aujourd’hui, inconnu en France, ou presque. Pourtant, il est le dernier représentant, et le plus médiatique, d’un courant d’ethnologues américains qui, des années 1880 aux années 1940, ont enregistré des dizaines de milliers d’airs et de musiques populaires en Amérique du Nord. En les sauvegardant et en permettant leur écoute via le disque, ils ont contribué, comme personne, à façonner la musique mondiale, telle qu’elle se pratique aujourd’hui. Plongeons dans l’histoire unique de ces aventuriers du son.
L’âge d’or de la collecte des musiques populaires
En 1888, une société savante, l’American Folklore Society, est créée par des anthropologues dans le but explicite de « collecter rapidement les restes qui disparaissent trop vite du folklore de la terre américaine ». C’est le début d’une incroyable épopée au cours de laquelle des hommes et des femmes, parfois au péril de leur vie, vont sillonner l’Amérique du Nord pour enregistrer les chants et les musiques des différentes minorités : Indiens, Noirs, Mexicains, Cajuns, Irlandais… En 1890, Jesse Walter Frewkes, un anthropologue d’Harvard, réalise le tout premier enregistrement de terrain au monde chez des Indiens Passamaquoddy du Maine, au moyen d’un phonographe gravant un cylindre de cire. Cette première expérience ne tarde pas à faire école : le gouvernement et de nombreuses universités investissent dans du matériel à enregistrer et organisent de nombreuses expéditions de terrain. À la fin du 19e siècle, 7 000 cylindres ont déjà été enregistrés. Mais l’âge d’or de la collecte des musiques populaires s’ouvre véritablement quand, en 1907, le Bureau d’ethnologie de la Smithsonian Institution, célèbre association de musées et de centres de recherches gouvernementaux, embauche, d’abord sporadiquement puis à temps plein, et ce jusqu’au krach boursier de 1929, la compositrice Frances Densmore. Cette pionnière, passionnée par les musiques indiennes depuis l’enfance, va, secondée par une équipe d’ethnologues compétents, sillonner tous les États-Unis et enregistrer quelque 15 000 chants, histoires, comptines des différents peuples amérindiens. Selon le spécialiste français des musiques populaires américaines, Gérard Herzhaft, intelligente, curieuse et cultivée, F. Densmore va établir les règles techniques qui présideront dès lors aux enregistrements de terrain, tels qu’ils seront pratiqués par les chercheurs américains du 20e siècle, et même jusque dans le domaine de la production artistique 2.