Une nuit de 1934, un médecin vivant à Berlin rêve : alors qu’il s’apprête à s’allonger pour lire un ouvrage sur le peintre Matthias Grünewald, les murs de son appartement disparaissent, « conformément au décret sur la suppression des murs du 17 de ce mois », entend-il au même moment hurler au haut-parleur. Ce songe est l’un de ceux qu’a collectés Charlotte Beradt auprès de Berlinois entre 1933 et 1939. Persuadée que « le IIIe Reich a condamné un grand nombre de personnes à faire des rêves très semblables », cette militante communiste entame une collecte de ces récits.
Oncle Jean
Sa démarche est politique, mais elle est aussi historique : C. Beradt veut que ces rêves puissent rendre compte a posteriori de la période nazie. « Ils pourraient être retenus le jour où l’on ferait le procès de ce régime en tant que phénomène historique, écrit-elle, car ils semblaient pleins d’enseignements sur les affects et les motifs des êtres qu’on insérait comme des petites roues dans le mécanisme totalitaire. » Avec l’aide d’amis et en particulier d’un médecin qui note les songes de ses patients, elle récolte les rêves de plus de 300 Allemands. Elle y remplace les noms de Hitler, Goebbels et Goering par « oncle Jean, Gérard, Gustave » et « arrestation » par « grippe », puis les envoie en Angleterre. Juive elle-même, C. Beradt fuit l’Allemagne en 1939 et fait paraître quelques-uns des rêves recueillis dans la revue Free World en 1943, alors qu’elle est exilée aux États-Unis. Prise par l’obligation de gagner sa vie, elle oublie sa collecte, se la remémore vingt ans plus tard et publie Rêver sous le IIIe Reich (Das Dritte Reich des Traums) en 1966. Son but : montrer ce que savent les sujets d’un régime totalitaire en cours d’installation.
Au moment de la sortie du livre, la dictature nazie fait déjà l’objet de travaux historiques. Mais ce recueil apporte ce qu’aucune autre source ne fournit aux historiens du IIIe Reich, estime Reinhart Koselleck, célèbre spécialiste de l’Allemagne moderne et contemporaine. Les rêves « nous font rentrer de façon exemplaire dans les niches de la vie apparemment privée où pénètrent les ondes de la propagande et de la terreur, explique-t-il dans la postface du recueil qu’il signe en 1981. Ce ne sont pas seulement des rêves de terreur, ce sont aussi et surtout des rêves sous la terreur, qui poursuit les gens jusque dans leur sommeil. » En témoignent par exemple les références à l’incendie du Reichstag ou l’apparition, dans la moitié des récits, d’organisations du parti nazi comme les Jeunesses hitlériennes, les SS, les SA. R. Koselleck souligne l’intérêt de la documentation onirique pour accéder à l’inaccessible : le régime de terreur et les camps de la mort nazis.
Une expérience onirique collective
Pour comprendre ce que la Shoah a fait à ses victimes, pour comprendre cette expérience « de la mort quand on est encore en vie », Barbara Engelking propose aussi de se pencher sur les rêves. Cette source, qui relève du très intime, vient compléter des documents « objectifs » pour éclairer le processus de persécution au prisme de l’émotion des victimes.
L’historienne de la Shoah s’appuie sur 137 rêves relatés par 61 personnes. Ici aussi, la terreur poursuit les rêveurs jusque dans leur sommeil : les scènes du jour sont revécues la nuit et les récits oniriques offrent un accès direct à la violence subie, sans euphémisme ni censure. Mais inversement aussi, l’activité onirique influence celui qui ne rêve plus. L’incertitude et le danger étant à leur paroxysme, les rêveurs observent avec d’autant plus d’attention tout signe éventuel révélé la nuit. Rosa, une prostituée vivant dans le quartier aryen de Varsovie, abrite le docteur Reicher, juif. Une nuit, elle rêve que sa mère vient la voir pour la prévenir d’un grand danger. « C’est un avertissement », dit-elle au docteur à son réveil, elle lui demande de partir. Trois jours plus tard, en pleine nuit, la Gestapo pénètre chez elle à la recherche d’un Juif, raconte-t-il dans ses mémoires.