Les civilisations à la recherche de leurs causes

Etalé sur quelques milliers d'années, le phénomène civilisationnel s'est manifesté en plusieurs points de notre globe. À quelles régularités obéit-il ? L'archéologie et l'anthropologie apportent aujourd'hui de nouvelles réponses et en corrigent d'anciennes.

12 000 ans nous séparent de l'entrée de l'humanité dans un âge nouveau : on l'appelle néolithique, d'après les outillages de pierre finement polie dont les hommes ont alors commencé à faire usage. Rapporté au siècle à peine qui nous sépare de l'électrification des villes, c'est une éternité. Mais, à l'échelle de l'histoire d'Homo sapiens, c'est très peu. Homo sapiens est ancien. La civilisation est récente : ainsi nomme-t-on ce mouvement des formes de vie qui a vu naître l'agriculture, l'élevage, l'habitat sédentaire, la poterie, le métal, la roue, le tissage, la monnaie, l'écriture, les villes, les temples, les palais et les rois. L'idée que l'histoire longue de l'humanité pût être celle d'un progrès, d'une suite d'innovations à peu près irréversibles fut formulée en 1870 par le naturaliste John Lubbock, qui forgea notamment les termes « paléolithique » et « néolithique ». Elle s'opposait à la vision classique selon laquelle, depuis la Création, l'homme n'avait fait que s'éloigner du paradis perdu. Depuis, l'archéologie, l'anthropologie, l'épigraphie et d'autres sciences encore ont apporté les connaissances propres à l'étayer. Pour aborder les débats qui les traversent, il faut d'abord revenir à quelques données de base. Soient les pyramides de Gizeh, sur le Nil, les palais et les ziggourats d'Ur, sur l'Euphrate, les temples de Tikal, au Guatemala, le tombeau de l'empereur Ts'in Che Houang-ti en Chine du Nord : des dizaines de milliers de kilomètres les séparent, et des siècles aussi, mais on ne peut éviter de les comparer. Elles témoignent de ce qui, vu de loin, apparaît comme un même souci de structures monumentales. Ont-elles été inventées une ou plusieurs fois ? Obéissent-elles aux mêmes causes, participent-elles à une même histoire ?

Face à ces questions, l'archéologie et l'anthropologie ont avancé deux grandes manières d'y répondre. L'une, le diffusionnisme, n'eut valeur de théorie générale que pendant quelques dizaines d'années (1880-1920) : sous sa forme radicale, il posait que la civilisation n'avait été inventée qu'une fois, sous l'effet du hasard ou de conditions exceptionnelles, puis diffusée dans le monde entier selon des rythmes inégaux. Pour Elliott Smith et William Perry, la source unique était l'Egypte et cette vue exagérée est aujourd'hui oubliée. Néanmoins, l'état actuel des connaissances archéologiques atteste de multiples phénomènes de diffusion, à commencer par celle de l'agriculture, qui ne compte qu'un petit nombre de foyers d'origine. Le problème est alors d'en identifier les modalités : contagion, migration, conquête ? Selon Luca Cavalli-Sforza, la néolithisation de l'Europe résulta d'une migration, et non pas seulement d'une diffusion des techniques.

L'autre grande thèse - mieux conservée - pose qu'aux mêmes causes répondent les mêmes effets. Au-delà de cette idée simple, une multiplicité d'hypothèses a résulté des développements de l'évolutionnisme, recherchant les causes du changement dans ceux de la nature environnante, dans les dynamiques propres des populations humaines, ou dans les effets de la vie sociale, voire dans ceux de la culture. Rénovant les thèses fondatrices de Vere Gordon Childe et Karl Wittfogel, le néoévolutionnisme s'est développé dans des directions divergentes, donnant lieu à des explications qu'on peut globalement classer en « exogènes » ou « endogènes ». Les premières, considérant les sociétés comme des dispositifs adaptatifs, attribuent le changement au déséquilibre du rapport population/ressources naturelles : tout épuisement des ressources se traduit par une nécessité de changement. Selon l'archéologue Lewis Binford (1968), c'est le succès démographique des populations côtières du Levant qui les a contraintes à se tourner vers la domestication des céréales. D'autres enchaînements existent, mais ils obéissent tous à des raisons pratiques, centrées sur l'économie des ressources vivrières et les contraintes de l'environnement. Ils justifient aussi que d'autres sociétés n'ont pas eu besoin de changer.