La Seconde Guerre mondiale changea la donne. Les récits terribles que firent les rescapés des camps de concentration transformèrent résolument l’idée que l’on se faisait des traumatismes psychologiques. Des études sur ces rescapés, comme celle de Bruno Bettelheim, attirèrent l’attention sur la culpabilité lancinante de celui qui n’accepte pas d’avoir survécu au milieu de tant de morts – ce que l’on nomma le « syndrome du survivant » (1). Dans les années 1980, l’Association américaine des psychiatres, dans sa nouvelle classification des troubles mentaux (dite DSM-III), introduit la notion de « stress posttraumatique ». Tout événement traumatisant peut engendrer un trouble psychologique : le névrosé est devenu une victime. C’est la naissance de la « victimologie » en psychiatrie.
Parallèlement, la notion de victime fait son entrée dans le droit. Pour l’avocat Thierry Lévy, le fait que la victime d’un dommage dispose de certains droits n’est pas nouveau et se comprend parfaitement. Ce qui pose problème, ce sont les dérives du système juridique actuel, dans lequel les victimes se voient reconnaître des droits excessifs. Il y aurait désormais des catégories types de victimes : si, lors d’un procès, le plaignant entre dans une de ces catégories, alors sa parole est sacralisée. La défense de l’accusé devient donc impossible, tout le monde étant inconsciemment persuadé de sa culpabilité (2).
L’agresseur ment, la victime dit vrai
L’un de ces portraits types de victimes pourrait être l’enfant ayant subi des abus sexuels, dont l’affaire d’Outreau donne l’un des exemples les plus édifiants. L’enquête fut dramatisée : aux rumeurs succédèrent les dénonciations, puis la parole des enfants, dont les experts reconnurent « l’entière crédibilité »… Résultat : 17 personnes accusées, alors qu’il n’y avait pas l’ombre d’une preuve tangible ! Les inculpations abusives qui suivirent (avant l’acquittement général de décembre 2005) doivent être imputées, affirment les magistrats Antoine Garapon et Denis Salas, à une idéologie désormais établie selon laquelle « l’agresseur ment et la victime dit vrai (3) » : celle-ci aurait donc naturellement tous les droits.
Mais l’on peut aller plus loin dans la dénonciation d’une « litanie victimaire ». Le sociologue Guillaume Erner dénonce, dans La Société des victimes, un nouvel ordre moral qui s’instaure et confère à la victime un statut sacré, puisqu’elle serait une version laïcisée des martyrs et des saints (4). La victime, en prenant la parole publiquement pour dire sa souffrance, susciterait la compassion d’autrui, ce qui lui permettrait d’être reconnue. Les frontières morales auraient donc bougé en moins d’un siècle : si avant, on était respecté parce qu’on taisait sa souffrance, aujourd’hui on est reconnu parce qu’on la dit.
Conséquence de ce nouvel ordre moral : des individus peuvent instrumentaliser la souffrance d’autrui pour servir leurs fins personnelles. Il faut dire que l’on assiste peut-être à l’émergence d’une sorte de substitut aux espérances messianiques globales, qui privilégie la compréhension de l’histoire à travers des drames personnels, familiaux ou communautaires, à un moment de crise du politique et de montée de l’individualisme. Ainsi se mettent en place des « communautés de victimes », grâce auxquelles certains crimes d’Etat longtemps tus peuvent aujour-d’hui être reconnus (par exemple le massacre de 300 Algériens le 17 octobre 1961 à Paris). Mais l’on court alors le risque d’arriver à cette « concurrence des victimes » dont a parlé Jean-Michel Chaumont, où chaque communauté revendique, plus que les autres, les palmes de la souffrance (5). La mémoire devient-elle dès lors une « religion civile », comme l’écrit Enzo Traverso (6), où chaque groupe se définit avant tout par les blessures du passé ?
Par ailleurs, les médias feraient des victimes leur fonds de commerce, écrit encore G. Erner : ce qui se vend, c’est la compassion – les informations, et non plus seulement la « mauvaise presse », se sont spécialisées dans les faits divers ou dans l’image voyeuriste de la victime souffrante. Enfin, les politiques eux aussi joueraient désormais sur la fibre victimaire, comme dans le cas de la mairie de Toulouse qui recueillit, via des « cellules d’écoute », la parole des « victimes » après l’explosion de l’usine AZF le 21 septembre 2001 : la catégorie était devenue très large puisque tous les habitants de la ville ayant entendu le bruit ou perçu le souffle furent considérés comme des victimes (7).