Manhattan, Greenwich Village, Washington Park. C'est au coeur de New York que se cache le Center of Neural Science que dirige le professeur Joseph LeDoux. Il y mène depuis quinze ans des recherches sur la peur et l'anxiété. Au coeur de cette ville qui depuis le 11 septembre 2001 connaît particulièrement bien ces émotions. Ground Zero n'est pas loin.
Mais ce n'est pas des conséquences traumatiques des attentats dont nous avons parlé avec J. LeDoux. Car même s'il participe aux débats sociaux que posent la peur, son utilisation politique et ses abus 1, J. LeDoux reste au niveau d'analyse qui est le sien, celui de la neurobiologie.
J. LeDoux fait partie des pionniers de la neurologie des émotions, de ceux qui, avant le grand engouement des neurosciences pour ce nouveau champ, auquel on assiste de façon croissante depuis la fin des années 90, s'étaient attelés à l'étude neurophysiologique du conditionnement à la peur chez le rat. Collaborateur de Michael Gazzaniga, il fait partie de cette communauté de chercheurs qui tente d'intégrer l'approche neurologique et cognitive, dans ce vaste ensemble que sont devenues les neurosciences cognitives. Il combine donc l'étude des synapses et des neuromédiateurs, l'imagerie cérébrale de l'amygdale, du cortex préfrontal et de l'hippocampe, avec l'étude du processus émotionnel, de la mémoire et de la perception auditive. Spécialiste, donc, mais attaché à une discipline qui tente d'intégrer différents niveaux d'analyse et de domaines de recherche.
C'est donc en toute légitimité qu'il propose dans son dernier livre, récemment traduit en français 2, un bilan des avancées des neurosciences cognitives sur la mémoire et les émotions, des pistes pour comprendre les mécanismes des psychothérapies et une réflexion stimulante sur la façon d'intégrer ces connaissances en un tout cohérent, pour mieux décrire la façon dont le cerveau fait ce que nous sommes.
Sciences Humaines : Votre dernier ouvrage porte en anglais un titre ambitieux, The Synaptic Self . Malgré votre prudence - puisque vous prévenez dès la page 11 que « nous n'en sommes pas au point de pouvoir formuler une théorie synaptique complète de la personnalité » - vous voudriez engager les neurosciences cognitives dans un nouveau défi : expliquer la façon dont l'esprit travaille chez chacun d'entre nous et non plus seulement chez la plupart d'entre nous. Autrement dit, passer de la compréhension de l'humain à celle de l'individu.
Joseph LeDoux : Je voudrais en effet comprendre comment notre cerveau fait ce que nous sommes, comment s'y construit notre « soi ». Nous disposons tous du même système de mémoire, du même système des émotions, du même système de la perception, etc., hérités, au travers de nos gènes, de notre condition d'humain, de mammifère, de vertébré, d'être vivant. Nous disposons également tous du même cerveau. Tout cela fait de nous un être humain, à la fois psychologiquement et biologiquement. Mais ce qui fait de nous un individu singulier est la façon unique qu'ont ces systèmes de fonctionner. Il est très probable que 90, 95 ou peut-être même 99 % de notre cerveau est identique à celui des autres. Mais les 10, 5 ou même 1 % qui restent - peu importe combien - nous rendent uniques. Cette singularité passe par deux grandes voies. La première est ce qu'on appelle l'épigenèse : nous avons tous les mêmes gènes, mais ils s'expriment différemment chez chacun d'entre nous parce qu'ils opèrent dans des circonstances différentes. L'expression individuelle des gènes détermine donc en partie pourquoi les gens sont différents les uns des autres. La deuxième voie par laquelle se construit la singularité de l'individu est celle de ses apprentissages, et des expériences sociales qu'il rencontre.
Ces deux grandes voies se rencontrent au niveau des synapses. Reprenons la métaphore que j'utilise dans mon livre : que votre paye arrive sur votre compte par un virement automatique ou par le dépôt d'un chèque au guichet, elle aboutira au même endroit. Il en est de même pour l'inné et l'acquis : ce sont simplement deux manières différentes de laisser une trace dans les connexions synaptiques du cerveau.
L'intérêt d'étudier les synapses est qu'elles sont le seul moyen de communiquer entre les neurones. Sans elles, le cerveau ne serait qu'une collection de milliards de neurones, isolés les uns des autres. Comme si les gens vivaient tous en solitaire et n'interagissaient jamais, au lieu de vivre en groupes sociaux et de communiquer. Les synapses permettent à un neurone de « parler » à un autre neurone.