«L' un de mes premiers souvenirs remonterait (...) à ma deuxième année. Je peux encore voir, très clairement, la scène suivante (...). J'étais assis dans ma poussette, que ma nurse promenait le long des Champs-Elysées, lorsqu'un homme essaya de me kidnapper. Je fus retenu par la sangle de la poussette ; la nurse s'interposa bravement entre le voleur et moi. Elle fut quelque peu égratignée, et je peux encore voir vaguement les marques sur son visage... » Ce souvenir de Jean Piaget 1 montre qu'un souvenir peut être vivace, riche en détails... et pourtant, ne correspondre à aucune réalité. En effet, poursuit l'auteur, « vers l'âge de quinze ans, mes parents reçurent une lettre de mon ancienne nurse (...) : elle voulait confesser ses fautes passées, et particulièrement rendre la montre qu'elle avait reçue en récompense (...). Elle avait inventé toute l'histoire (...). J'avais donc entendu, enfant, ce récit, que mes parents croyaient, et l'avais projeté dans le passé sous la forme d'un souvenir visuel. »
Dès la première moitié de ce siècle, les recherches de Sir Frederick Bartlett, d'Allport et de Postman, ont montré que la mémoire ne se contente pas de stocker les souvenirs et de les restituer tels quels, mais qu'elle les construit, puis les transforme, dans trois directions : la simplification (de nombreux détails disparaissent), l'accentuation (les détails les plus importants pour le sujet sont majorés : un bosquet devient une forêt), et la cohérence, c'est-à-dire la tendance du sujet à donner un sens à ses souvenirs.
Ces constatations portent sur la mémoire ordinaire ; mais, à la fin du xixe siècle, des psychologues cliniciens - Janet, et surtout Freud - découvrent la mémoire refoulée. En 1896, dans Etiologie de l'hystérie, Freud expose sa théorie, selon laquelle les troubles de ses patientes seraient dus à des violences sexuelles subies dans l'enfance, qu'elles avaient oubliées, mais dont le souvenir resurgit en cours de thérapie. Dix-huit mois plus tard, il révise ses vues : les violences sexuelles ne sont pas réelles ; ce sont des fantasmes nés de pulsions refoulées. Il n'importe : la notion de refoulement est née, et elle connaîtra la fortune que l'on sait.
En 1962, aux Etats-Unis, la publication d'un article sur « le syndrome des enfants battus » provoque une grande émotion. On ne parle d'abord que de violences ; mais rapidement, on ajoute « violences sexuelles », puis « inceste ». Or, en même temps, le mouvement féministe, en plein essor, pousse les femmes battues, ou déprimées, à chercher de l'aide. Elles se tournent vers des psys ; et que découvrent-elles ? Qu'elles ont été victimes, au cours de l'enfance, de violences sexuelles dont elles avaient refoulé le souvenir.
Une troisième catégorie de victimes ne tarde pas à faire son apparition. En 1973 paraît Sybil 2, qui raconte l'histoire (vraie) d'une jeune femme qui, souffrant de trous de mémoire, s'adresse à une psychanalyste, Cornelia Wilbur. Celle-ci découvre que Sybil héberge, à son insu, seize personnalités différentes... Ces « alters », comme on les appelle aujourd'hui, se seraient dissociés de la personnalité principale - Sybil - afin de protéger celle-ci contre le souvenir des mauvais traitements, notamment d'ordre sexuel, infligés depuis sa plus tendre enfance par une mère schizophrène.
Le livre a un grand succès ; le diagnostic de « personnalité multiple » (en anglais : Multiple Personality Disease ou MPD), également. En 1979, la littérature médicale ne recense encore que 200 cas aux Etats-Unis ; en 1999, on estime qu'il y en a 50 000...
Devant ce flot montant de victimes qui retrouvent, souvent avec beaucoup d'émotion et de souffrance, le souvenir de violences sexuelles oubliées, les thérapeutes en viennent à se dire que Freud a eu raison en 1896, et tort en 1897 : le refoulement porte sur des violences réelles, et non fantasmées. Revenant au premier Freud, ces thérapeutes ont retrouvé ses méthodes : 74 % de thérapeutes selon une étude, 83 % selon une autre, recourent à l'hypnose ; et presque tous insistent sur le fait qu'il faut, avant tout, croire les victimes 3. Ensuite, pour qu'elles retrouvent un sentiment de pouvoir sur leur vie, il faut les pousser à confronter leurs bourreaux, voire à les traîner en justice.