Les formes de l'amitié

Librement choisies, les relations amicales obéissent pourtant à des régularités sociales. Le réseau de relations que chaque individu constitue autour de lui subit également de profondes transformations, comme par exemple lors de l'entrée dans la vie adulte.

Les relations personnelles que nous tissons au gré de nos circulations dans des milieux divers construisent notre entourage social. Certaines de ces relations s'imposent à nous, définies et pour une part prescrites, comme les relations avec les parents, les frères et soeurs, les beaux-parents... Les relations amoureuses, elles, relèvent à leurs débuts du libre choix et des affinités, mais dès lors qu'elles donnent lieu à une installation en couple, au partage d'un patrimoine et surtout à la naissance d'enfants, les normes sociales, les lois et les conventions prennent une place très importante : ces unions concernent la filiation, la transmission et d'une certaine façon l'ordre social. Les relations avec les copains et amis sont, elles, fondées principalement sur des affinités, librement établies, maintenues et éventuellement un jour terminées. Le sociologue qui s'intéresse au fondement du lien social va s'interroger sur les raisons de ces choix amicaux : pourquoi eux ?

On s'aperçoit tout d'abord que ces relations ne naissent pas n'importe comment, au hasard dans une foule. Nous avons « fait connaissance » dans un contexte précis : au travail, dans des loisirs, par l'intermédiaire d'autres amis... Dans la plupart des cas, les contextes de rencontres sont structurés par des rapports sociaux, des clivages, des classements plus ou moins hiérarchisés qui orientent les choix relationnels : dans une entreprise il sera plus facile de se faire des copains parmi les collègues de même niveau hiérarchique ou du même atelier; dans un quartier, les locataires se rencontreront plus facilement entre eux qu'avec les propriétaires, ou les anciens qu'avec les nouveaux habitants... Les relations dès leur origine sont donc plus ou moins favorisées par les contextes sociaux et leurs structurations formelles ou informelles. Dans ce cadre, les ressemblances personnelles vont jouer un rôle important dans la procédure de « tri », entre ceux qui vont nous donner envie de poursuivre et les autres. Les enquêtes statistiques confirment une nette tendance à, de façon générale, « préférer le même que soi » 1. On va choisir des personnes de même âge que nous, partageant les mêmes goûts, les mêmes références culturelles... De multiples signes, comme la façon de s'habiller, le vocabulaire, les postures, traduisent le fait qu'on appartient au « même monde » culturel, lui-même fortement influencé par des éléments de statut social. Ces relations sont donc librement choisies, mais dans une société qui imprime ses marques et oriente pour une part les préférences.

Devenir amis

Deux collègues du même service qui se reconnaissent des points communs et s'apprécient ont l'habitude de discuter ensemble lors des pauses, d'échanger des opinions, de conforter leurs affinités... Un jour, ils s'organisent pour aller au cinéma ensemble. Cet événement apparemment mineur prend pourtant une grande importance sur le plan relationnel. En effet, ce jour-là, ils s'affranchissent du contexte qui jusqu'ici définissait et encadrait la relation en transposant celle-ci dans un autre univers social. Par l'accumulation des milieux parcourus ensemble et par l'acquisition d'une souplesse croissante en matière de circulation sociale, le lien plus détaché des contextes de rencontres se rapproche maintenant de la dimension personnelle des partenaires. Ceux-ci se trouvent au coeur de la relation et en définissent la qualité au lieu que le ressort du lien réside dans les contextes, les activités ou les fonctions de la relation.

Et l'amitié ? Cette relation est perçue comme un lien à part, généralement très clairement distingué des autres, camarades et bons copains... « Parce que c'était lui, parce que c'était moi », écrivait Montaigne pour expliquer son amitié avec La Boétie. L'amitié serait la forme ultime du lien libre, la relation la plus intense et intimement personnelle qui n'ait rien à voir avec les autres ni avec les conventions sociales... Un « royaume aérien », disait Georg Simmel de la sociabilité.

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