Fabienne Brugère : « Désaimer, c'est apprendre à se sentir exister »

Le désamour est une épreuve qui ouvre la perspective d'un nouveau rapport à soi. Pour étudier ce processus et ses lendemains, la philosophe Fabienne Brugère a convoqué histoires personnelles et penseurs de l'intime.

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Fabienne Brugère, philosophe © FRANCK FERVILLE/ FLAMMARION

Les histoires d’amour finissent mal, en général. Elles se terminent aussi de plus en plus fréquemment et de plus en plus rapidement, d’après les statistiques sur les divorces et la solitude qui ne cessent de progresser en Occident. Devrons-nous donc nous résigner à pleurer toutes nos larmes sur nos chagrins d’amour ? Pas nécessairement, explique la philosophe Fabienne Brugère dans Désaimer. Manuel d’un retour à la vie (Flammarion, 2024). Sans verser dans le pathos, mais avec une précision anatomique, elle dissèque les étapes du processus d’un désamour qui, en offrant l’occasion de se redéfinir soi-même, doit permettre non seulement de ne pas sombrer dans l’accablement, mais aussi d’en sortir grandi, c’est-à-dire capable d’aimer à nouveau… et même d’aimer mieux. Encore faut-il avoir la lucidité de comprendre ce qui arrive et de travailler son désamour comme d’autres travaillent leur deuil.

Désaimer invite donc à penser ce que d’ordinaire on préfère ne pas regarder en face. Il n’est pas étonnant que Fabienne Brugère se soit emparée d’un sujet si peu étudié par la philosophie. Depuis des années en effet, celle qui est par ailleurs présidente de l’université Paris Lumières et professeure à ParisVIII, mène ses recherches sur l’éthique du care et l’attention à la fragilité humaine. Or l’expérience du désamour n’est-elle pas celle de l’épreuve de sa propre vulnérabilité ?

Le beau verbe « désaimer » est-il un néologisme ou un terme oublié de la langue française ?

C’est un verbe oublié dont j’ai essayé de faire un concept en analysant les expériences qui lui correspondent. La piste la plus ancienne que j’ai suivie est celle d’Ovide, dont on connaît bien évidemment L’Art d’aimer mais dont on sait moins qu’il est également l’auteur des Remèdes à l’amour. Dans cet autre ouvrage, qui fait suite à L’Art d’aimer et qui constitue un « art de désaimer », Ovide pose la possibilité d’une guérison : il explique qu’on doit savoir se détacher d’un amour qui n’est plus satisfaisant. Or, entre Ovide et aujourd’hui, je dirais qu’il n’y a malheureusement pas grand-chose sur ce sujet dans l’histoire de la philosophie. Alors qu’on peut trouver énormément de matériaux dans la littérature, dans le cinéma, dans la psychologie et encore dans la psychanalyse, les philosophes en revanche, sans doute parce qu’ils pratiquent ce qu’on peut appeler une « machine à idéaliser », manifestent peu d’intérêt pour ce verbe qui commence par un « dé- » privatif et qui empêche d’idéaliser l’amour.

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C’est la structure même du verbe « désaimer » qui le rend rétif à la conceptualisation et donc qui a empêché les philosophes de s’en emparer ?

Dans « philo-sophie », il y a « philo » (φιλέω) qui signifie « aimer » en grec ancien. Désaimer revient de fait à déconstruire la philosophie, ou à faire montre d’un certain scepticisme. Par ailleurs, la tradition platonicienne est indissociable du Banquet et du discours d’Aristophane selon lequel nous sommes la moitié d’un être humain et cherchons toujours notre moitié pour nous fondre le plus dans l’autre et former un même être. À l’âge de la modernité individualiste, la fusion amoureuse est restée, contre toute logique, 1 + 1 = 1. Comment deux individus, avec chacun leur propre histoire, leurs désirs, pourraient-ils devenir un seul ? Les philosophes ne savent pas trop quoi faire de cette unité problématique qui fait résonner tout ce que l’amour contient d’illusion. Toutefois, ils participent de l’illusion en idéalisant l’amour : sa grandeur, ses vertus, le modèle de l’amour de Dieu, etc. Baruch Spinoza est une exception lorsqu’il définit l’amour comme la joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. La passion ne se définit pas par son objet. Aimer suppose un « je », un « nous » producteur d’une expérience affective ou d’une parole. C’est pareil pour « désaimer » même s’il s’agit d’affects tristes et non d’affects joyeux. Les philosophes ont toujours eu du mal à décrire ce qui relève des affects qui risquent toujours de faire surgir l’incompréhensible, l’arbitraire.

Vous dites que le désamour commence lorsque l’amour n’est plus « satisfaisant ». Mais qu’est-ce qu’un amour satisfaisant ?

J’ai trouvé cette expression chez Ovide dans Remèdes à l’amour pour caractériser ce moment où il faut se détacher de quelqu’un qui ne correspond plus à nos attentes, qui ne procure plus la joie, les plaisirs ou le bonheur souhaité. On peut ne plus être satisfait pour des raisons sexuelles, parce qu’on s’estime méprisé, parce qu’on a rencontré quelqu’un d’autre, parce qu’on est devenu trop jaloux… Le qualificatif « satisfaisant » est certes évasif, mais il présente ce double avantage de se refuser à toute critériologie tout en mettant l’accent sur l’aspect subjectif de l’expérience. Un amour satisfaisant tient dans une intimité, la construction d’un « entre » qui procure à la fois de la dépendance et de l’indépendance tout en donnant au sujet l’impression d’exister intensément.