Les héros civilisateurs, bienfaiteurs et bandits

Les grands héros civilisateurs vont souvent par paires. Et le plus civilisé des deux 
n’est pas toujours celui qui l’emporte.

Gilgamesh, Ulysse, Romulus ou le Christ… Tels sont, dans leur ordre d’apparition sur scène, quelques-uns des héros travaillés par la littérature mythique de cet espace compris entre la Mésopotamie ancienne et les rivages méditerranéens. D’après les textes qui racontent leurs gestes, c’est à eux que l’on doit les commencements de l’histoire, celle qui est essentielle pour chacun des peuples auxquels ils sont associés et qui contient les valeurs et les biens dont se servent depuis toujours les humains. Cet héroïsme civilisateur est pourtant discutable : il est compensé par bien d’autres forfaits qui caractérisent ces personnages. Ainsi les excès sexuels du roi d’Uruk Gilgamesh : en abusant de son droit de cuissage, il risquait de ruiner les fondements de la société qu’il avait construite. Pensons également à l’invention de la première machine de guerre par le roi d’Ithaque, Ulysse, ce don piégé qu’est le cheval de Troie. Et puis le crime commis par le roi de Rome Romulus, qui tue son frère Remus, ou enfin à la manipulation du support biologique des rapports familiaux mise en œuvre par le roi des rois, Jésus-Christ. Nous pourrions y ajouter Prométhée, qui vole aux dieux le feu pour en faire don aux hommes, lançant ainsi une course au progrès pour le moins dangereuse…

Ces héros ne sont jamais solitaires

En bref, les personnages mythiques que nous avons évoqués n’ont pas été seulement des civilisateurs, mais aussi les responsables des maux et des comportements qui affligent l’humanité. Pour penser ces ambivalences, il faut se tourner vers la structure des mythes, ce qui permet également de montrer les ressemblances qu’ils présentent dans des sociétés parfois fort éloignées entre elles aussi bien dans l’espace que dans le temps. Avant tout, il ne s’agit pas de héros solitaires, qui répliquent sur Terre la perfection des êtres divins. Gilgamesh et les autres n’existeraient pas sans les doubles qui font couple avec eux : Enkidu, Polyphème, Remus ou saint Jean le Baptiste. De cette première constatation en découle une autre : ces doubles du héros sont toujours figurés en sauvages et doivent mourir, subir une mutilation permanente ou bien un échec important pour que l’autre puisse fonder la civilisation qui se réclame de son nom.

Nous avons nommé cette structure Le Sauvage et son double, pour au moins deux raisons : tout d’abord, c’est la condition de sauvage qui est primaire et éternelle chez l’homme. Comme le disait Claude Lévi-Strauss : « Le sauvage persiste en nous tous. Et puisqu’il est toujours présent en nous, nous aurions tort de le mépriser quand il est en dehors de nous. » Ensuite, chacun des personnages rapprochés partage des traits de l’autre, ce qui légitime des manipulations de toutes sortes, surtout dans la dimension temporelle lorsque, par exemple, le héros civilisateur régresse à l’état de nature.