Votre livre commence par un jugement très sombre sur l'état de notre société. Pouvez-vous rappeler les termes de cette analyse critique ?
L'état d'esprit des Français semble caractérisé par une forme de schizophrénie politique, une étrange ambivalence. D'un côté, les propos de nos intellectuels expriment, non sans une certaine complaisance, un malaise, un désenchantement, une désillusion : on s'inquiète de la perte des idéologies et des projets sociaux, d'un monde unipolaire qui serait livré à la puissance des seuls Américains, de la vacuité du spectacle politique qui a dénaturé la démocratie. Notre société va mal, mais ? et c'est là le paradoxe ? nous nous accrochons à quelques « grandes valeurs »... La France serait le pays des droits de l'homme, de la démocratie et de l'humanisme. Ce « modèle », non seulement nous ne le questionnons pas tant il nous aide à supporter nos malheurs, mais nous voudrions l'exporter. La fierté nous empêche de nous interroger sur ce que j'appelle les vices cachés de notre démocratie. Le premier de ces vices est que nous sommes loin d'être aussi libres que nous le prétendons. Le second est que la plupart de nos raisonnements, de nos savoirs courants (de nos modes de connaissance) ne consistent bien souvent qu'à légitimer nos insuffisances.
Le lecteur pourrait être surpris d'une telle prise de position politique et idéologique, affirmée dès l'introduction d'un ouvrage dont vous revendiquez la teneur scientifique...
L'imprégnation politique ou idéologique de toute théorie scientifique est habituellement niée ou reléguée au second plan. En commençant par un chapitre purement idéologique, j'ai voulu jouer cartes sur table : montrer au lecteur à quelle eau idéologique s'alimente le moulin de mes recherches scientifiques. Je suis convaincu, comme le prétendait Gaston Bachelard, que la science n'apparaît qu'après une rupture d'avec le sens commun. Tant qu'elle n'a pas fait cette rupture, la science parle idéologiquement des recherches qu'elle produit. C'est souvent le cas de nos disciplines psychologiques et sociales dont le discours n'a pas su, selon moi, s'extraire du sens commun : en même temps qu'apparaissent des faits scientifiques incontestables (pour ce qui est de mon livre : la propension de nos concitoyens à l'obéissance, la rationalisation et l'internalisation, les processus d'influence inconsciente) des théories s'élaborent qui en extrapolent culturellement les significations. Nous ne faisons pas suffisamment la distinction entre ce que permettent de dire les données (une approche descriptive de la façon dont les choses se passent, ce qui serait de la science) et le regard humain que nous avons envie de porter sur ces données. Ce regard idéologique, évaluatif, n'est pas impertinent. Il me paraît normal qu'un chercheur dise : « Voilà comment je vois le monde. »