Nous sommes en 1088, à l’est de la Chine, non loin du delta du Yangzi. Là, dans un petit coin de campagne, Shen Kuo (1031-1095) a acheté une propriété entourée d’un jardin paradisiaque. Confortablement installé à l’ombre d’un arbre, Shen, qui va bientôt avoir 60 ans (un âge vénérable pour l’époque) est en train d’écrire. Il lève la plume et se souvient. Enfant, il était curieux de tout. Quand son père Zhou (magistrat) partait au travail, le garçon restait avec sa mère Suzhou, une femme instruite qui leur a enseigné, à lui et son frère, les bases de la culture : lire, écrire, un peu d’histoire et de géographie de la grande nation chinoise. Et bien sûr, les rudiments des grands classiques confucéens.
Très tôt, Shen Kuo manifeste des dons pour les études. La géographie, l’astronomie, les mathématiques, la philosophie : tout l’intéresse. Il réussit brillamment les examens qui mènent à la profession convoitée de fonctionnaire, c’est-à-dire un lettré.
À 25 ans, Shen a déjà la charge de lourdes responsabilités, similaires à celles d’un préfet de région. Il supervise des travaux d’irrigation ou de construction de routes ainsi que la collecte des impôts. Les affaires judiciaires font aussi partie de ses prérogatives. Se révélant un organisateur hors pair, Shen gravit rapidement les échelons : le système chinois de sélection des fonctionnaires, très méritocratique, permettait aux plus doués de sortir du rang. À 31 ans, Shen décroche enfin le Graal de tout lettré : le dernier échelon des concours impériaux (une sorte de concours de polytechnique). Cela le conduit à la capitale où il intègre les hautes sphères de l’administration.
Tour à tour, il exerce les fonctions d’ambassadeur, de commandant militaire, de directeur des travaux d’irrigation, de secrétaire d’État aux finances. En 1072, il rejoint le « Bureau de l’astronomie » où il participe à la réforme du calendrier. L’empereur Schenzong – quel privilège de l’avoir fréquenté ! – en fait l’un de ses hommes de confiance et le nomme « vicomte de l’État », en récompense du travail accompli.
Shen Kuo ou le savoir tout-terrain
L’État avait besoin d’hommes comme lui. Shen Kuo est non seulement un organisateur, mais aussi un savant et un ingénieur dans l’âme. L’administration du royaume exigeait d’établir une carte précise du pays : on lui confia la réalisation de deux atlas géographiques de la Chine. Pour situer les lieux avec précision, il fallait déterminer la position exacte du nord : Shen Kuo invente une boussole magnétique, qui allait révolutionner la géographie et la navigation. L’État avait besoin aussi d’astronomes, pour établir le calendrier : Shen en conçoit un d’une précision extrême. Aucun domaine des sciences et techniques ne semble lui échapper. Il se fait pour l’occasion mathématicien, astronome, géographe, géologue, agronome, etc. La médecine fait également partie de ces centres d’intérêt. Touchant à un nombre impressionnant de savoirs, la grande œuvre qu’il rédige, une fois retiré des affaires, peut être considérée comme la première encyclopédie savante chinoise. Son titre Meng Xi Bi Tan, malgré sa consonance, n’a strictement aucun rapport avec les « Monty Python », la troupe loufoque d’humoristes anglais. En français, Meng Xi Bi Tan signifie quelque chose comme « Discussions de pinceau depuis un petit ruisseau de rêve… »
Des hommes comme Shen Kuo, des savants polymathes, la Chine des Song en connaît d’autres (voir encadré « Figures savantes de la dynastie des Song » p. 61). Ils sont les témoins d’une période de créativité exceptionnelle, souvent appelée « l’âge d’or des Song ». L’histoire des sciences chinoises offre plus généralement un cas d’école pour réfléchir à celle de la pensée. Les savoirs s’y sont développés parallèlement et séparément de l’Europe, ce qui permet de comparer les deux trajectoires. Or, il se trouve que les courbes de la connaissance se sont croisées.