Dès l'après-guerre et durant les années 50, le modèle de la famille conjugale dite traditionnelle, nucléaire et asymétrique apparaît universel aux yeux des Occidentaux. L'homme et la femme y occupent des places bien différenciées : la femme voit consacré son rôle de gardienne du foyer, dévolue à la gestion des affects comme des activités domestiques, à l'éducation des enfants, à la préservation de la sphère de l'intimité ; alors que l'homme est renvoyé à la triple tâche de pourvoir aux besoins de la famille, d'assurer le lien avec l'extérieur, tout en étant le gardien de l'ordre social. En la théorisant, les écrits scientifiques légitiment cette structure familiale dominante.
Le sociologue américain Talcott Parsons analyse ainsi ce modèle de la famille comme un aboutissement de l'évolution sociale, et par là le naturalise. Selon lui, avec l'industrialisation, la famille a perdu ses fonctions de production, ses fonctions politiques et religieuses qu'elle avait dans les sociétés traditionnelles : elle partage ses responsabilités financières et éducatives avec d'autres institutions. Il lui reste pour rôle de socialiser l'enfant et d'assurer l'équilibre psychologique des adultes. Dans ce type de famille nucléaire, les rôles masculins et féminins apparaissent spécialisés et fonctionnels. Le père joue un rôle « instrumental », en faisant le lien avec la société et en assurant les revenus financiers. La mère, elle, assume le rôle « expressif » dans la famille 1.
Le père, tout un symbole
Les théories psychologiques sont en phase avec une telle analyse en assignant une place déterminée à chacun des parents : par exemple la théorie de la carence maternelle et celle de la fonction symbolique du père. Pour les pédiatres de l'époque, le rôle concret du père vis-à-vis de l'enfant consiste à bien « s'occuper de l'environnement de la mère » 2, tant est devenue prégnante l'idée d'une prévalence affective de la dyade mère-enfant, vécue comme irremplaçable. Le lien établi lors de la grossesse et qui se prolonge dans ce que le psychanalyste Donald W. Winnicott appellera la « préoccupation maternelle primaire » est d'autant plus privilégié que l'on découvre les méfaits du placement hospitalier précoce : ceux-ci mettent en relief l'effet néfaste sur l'équilibre du bébé des carences affectives, assimilées à des carences maternelles.
En effet, l'obligation de placer en institution un nombre considérable de bébés privés plus ou moins durablement de leurs parents par la guerre a provoqué chez beaucoup d'entre eux de graves troubles psychiques. Le psychanalyste américain René A. Spitz les a décrits sous le terme d'hospitalisme. Des auteurs comme John Bowlby et, en France, Jenny Aubry, confirment qu'ils sont la conséquence de carences affectives précoces, considérées presque automatiquement comme des carences maternelles. La relation concrète du père au bébé s'en trouve considérablement minorée tant l'époque fonctionne sur l'idée que « le père est incapable de tirer du plaisir du rôle qu'il doit jouer et incapable de partager avec la mère la grande responsabilité qu'un bébé représente toujours pour quelqu'un » 3. Bien que ce ne soit pas son intention au départ, une autre théorie va disqualifier la présence concrète du père auprès du bébé : celle de Jacques Lacan. Celui-ci oppose une fonction maternelle de soin, ancrée dans le réel, à une fonction paternelle de séparation et de médiation sociale, ouvrant sur le symbolique. Il la théorisera sous l'expression de « Nom-du-père » 4, tant la nomination de l'enfant par le père lui paraît fondatrice de l'ordre social.
La place paternelle, ainsi définie comme patriarcale, se caractérise donc par un rapport indirect à l'enfant. On aurait pu croire que la théorisation lacanienne permettrait au père de reprendre de l'importance. Lacan voulait en effet répondre à ce que très tôt 5 il désignait comme le « déclin social de l'imago paternelle ». « Ce sur quoi nous voulons insister, dira-t-il, c'est que ce n'est pas uniquement de la façon dont la mère s'accommode de la personne du père qu'il conviendrait de s'occuper, mais du cas qu'elle fait de sa parole, disons le mot, de son autorité, autrement dit de la place qu'elle réserve au Nom-du-père dans la promotion de la Loi. »