Les multiples origines des cultures modernes

En tant qu'Homo sapiens, nous avons longtemps cru que la modernité culturelle avait émergé en Europe il y a 35 000 ans. Or, des études récentes montrent que cette modernité s'est développée chez différentes espèces d'hommes, sur plusieurs continents, et bien avant cette époque.

Depuis quand l'homme est-il « moderne » ? Depuis quand a-t-il acquis les caractères que l'on associe habituellement au propre de l'homme : le langage, l'usage de symboles, l'art, une pensée religieuse ? Bon nombre de ces comportements ne se fossilisent pas et il revient aux archéologues d'identifier les indices de leur émergence dans la culture matérielle de nos ancêtres.

Un modèle a longtemps été admis pour rendre compte de cette grande transformation. La modernité de l'homme serait associée à une brusque révolution culturelle ayant eu lieu il y a 40 000 ans environ, soit au début du paléolithique supérieur. Cette mutation culturelle aurait eu lieu en Europe et coïnciderait avec l'arrivée des hommes anatomiquement modernes, des hommes comme nous en somme, sur le Vieux Continent. Ce changement a longtemps été considéré comme soudain et explosif. Il aurait été marqué par l'apparition conjuguée de plusieurs éléments nouveaux dans la culture matérielle : objets gravés et sculptés, parures (colliers, bracelets), instruments de musique (flûtes), peintures sur les parois des cavernes, outils en os soigneusement façonnés, outils en pierre plus sophistiqués. Une variante de ce modèle voit dans la modernité culturelle le résultat d'une mutation génétique qui se serait produite il y a 50 000 ans en Afrique et n'aurait pas laissé de traces visibles dans l'anatomie crânienne des hommes modernes africains.

Contre le modèle du « big bang culturel » du paléolithique supérieur, un autre modèle a été récemment proposé. Selon ce scénario, la modernité culturelle aurait débuté en Afrique, le continent où selon la génétique notre espèce a eu son origine il y a environ 200 000 ans, et se serait déployée par étapes entre - 200 000 et - 20 000 ans (au cours de l'époque dite du Middle Stone Age africain).

La modernité, une quête archéologique

Ce modèle suppose donc une évolution beaucoup plus graduelle et non européenne. Ce qui a fait dire à ses auteurs que « la révolution n'a pas eu lieu ». Une découverte importante, faite en 2002, est venue apporter un solide argument en faveur du second modèle. Il s'agit de deux fragments d'ocre retrouvés dans la grotte de Blombos, en Afrique du Sud. Ces deux fragments, datés de - 75 000 ans, et d'autres découverts depuis, portent des motifs géométriques gravés. Dans les mêmes couches archéologiques ont été découvertes, en 2001, des pointes de sagaie et des poinçons en os soigneusement façonnés et, en 2004, de nombreux coquillages percés et ocrés, utilisés comme objets de parure. Ces découvertes sont à mettre en relation avec de nombreux autres indices de comportement moderne, telle l'utilisation intense de matières colorantes dans de nombreux sites africains bien plus anciens que le début du paléolithique supérieur en Europe. Ces deux scénarios, s'ils diffèrent sur le lieu et le rythme d'apparition de la modernité culturelle, ont cependant en commun de considérer que les nouvelles capacités se sont développées au sein d'une seule espèce. En particulier le second modèle, qui est en train de s'imposer comme le paradigme dominant, lie directement l'origine biologique de notre espèce à sa modernité culturelle. L'idée est simple : le processus qui a produit notre espèce en Afrique a dû conférer à cette dernière certains avantages (langage, pensée symbolique, capacités cognitives supérieures) qui ont favorisé sa colonisation de l'Eurasie et le remplacement par celle-ci des populations humaines vivant dans ces régions. Ce postulat, accepté par certains chercheurs, conduit à la conclusion surprenante et quelque peu paradoxale que l'étude de la culture matérielle paléolithique ne nous renseigne pas sur l'origine des comportements modernes. En effet, pour savoir si des populations humaines fossiles étaient douées de langage et d'une pensée symbolique, il suffirait d'établir si elles appartenaient biologiquement à notre espèce. A l'inverse, si l'on considère la relation de cause à effet entre changement biologique et culturel non comme un postulat mais comme une hypothèse à vérifier « sur le terrain », les données archéologiques doivent nous servir à documenter et à dater l'émergence de comportements modernes en Afrique et en Eurasie.

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Il n'existe pas de consensus entre spécialistes sur les indices archéologiques permettant de démontrer l'émergence de capacités cognitives et de cultures modernes : tour à tour sont invoqués la chasse spécialisée, la conquête de nouveaux territoires, les stratégies de subsistance dans des environnements contraignants, l'utilisation de nouveaux matériaux, les styles des outils en pierre et en os, l'échange à longue distance de matières premières, la structuration de l'habitat, les sépultures accompagnées ou non d'offrandes, l'utilisation de colorants, la production de gravures, peintures ou objets de parure, etc., ou encore l'association de tous ces comportements. Ces différences de points de vue ne sont pas surprenantes : ces points de vue reflètent chacun une définition possible de ce qui est propre à l'humain.

Les archéologues essaient de surmonter cette difficulté en comparant la culture matérielle des populations paléolithiques vivant dans différentes régions de la planète, ceci sans perdre de vue la variabilité des cultures matérielles des sociétés humaines historiquement connues, notamment celles des sociétés de chasseurs-cueilleurs.

Cette approche conduit à élaborer un modèle alternatif aux modèles actuels : celui du big bang culturel et celui de l'« out of Africa ». Selon ce modèle, les traits qui définissent la modernité culturelle ne sont pas propres à notre espèce biologique : ils auraient émergé graduellement au sein de plusieurs types humains différents ? dont les néandertaliens. De nombreux indices archéologiques témoignent en faveur de ce troisième modèle (Francesco d'Errico, João Zilhão).