Les musulmans sont républicains. Rencontre avec Jean-François Bayart

Sous le titre L’Islam républicain, Jean-François Bayart mobilise l’histoire et la sociologie pour rappeler que l’islam est compatible avec la République…

En titrant l’un de ses derniers ouvrages L’Islam républicain – formule dont il reconnaît d’emblée, en introduction, qu’elle sonne dans le débat public français à la façon d’un oxymore, une proposition constituée de deux termes perçus comme sémantiquement opposés –, Jean-François Bayart milite contre un discours tristement banalisé : l’islam serait en soi contradictoire avec la République. Pour lui, l’évidence des faits démontre immédiatement l’inanité de cette assertion : l’immense majorité des musulmans dans le monde, hormis quelques monarchies comme l’Arabie Saoudite ou le Maroc, vivent en République. République française d’une part, mais aussi Républiques nées de processus de décolonisation, comme le Sénégal, ou de révolutions nationales, comme en Turquie ou en Iran. Le sous-titre de L’Islam républicain – « Ankara, Téhéran, Dakar » – renvoie à ces trois terrains d’étude.

 

Ankara, Téhéran, Dakar… En quoi les trois exemples que vous avez retenus permettent-ils de mieux analyser les tensions entre islam, République et démocratie ?

Mes enquêtes de terrain m’ont permis de constater que les musulmans se sentent profondément républicains dans nombre de pays. Ainsi des trois cas que j’ai privilégiés, la Turquie, l’Iran et le Sénégal. On pourrait ajouter les musulmans qui vivent en France, qu’ils soient de nationalité étrangère ou citoyens français. Pour eux, la République n’est pas un problème. Car le postulat selon lequel il y aurait une contradiction entre l’idée républicaine, singulièrement française reposant sur la séparation des cultes et de l’État, et l’islam, est manifestement erroné. Il repose sur la conviction selon laquelle il y aurait dans l’islam, par « essence », une confusion entre la religion (dîn), et l’État (dolat) ou le politique (siasat). Historiquement, c’est complètement faux. Et l’on prend l’exception pour la règle.

L’exception, c’est le discours d’un courant radical de la philosophie politique islamique, s’inspirant notamment d’Ibn Taymiyya, un théologien du XIVe siècle, dans lequel se reconnaissent ceux qui militent en faveur d’un islam politique, visant à instaurer un État religieux. Mais ce courant est très minoritaire, et, comme l’a très tôt montré le politologue Olivier Roy, a été tenu en échec après la révolution de 1979 en Iran. Telle a d’ailleurs été l’une des leçons des Printemps arabes : ce n’est pas l’islam politique qui a fait la révolution en Tunisie ou en Égypte, même s’il a essayé d’y entrer ensuite par les urnes, et sur un mode parlementaire. L’immense majorité du corpus religieux de l’islam repose sur la distinction entre dîn et dolat, et l’histoire des formations politiques dans les sociétés musulmanes a consacré cette distinction. Y compris dans le cas tout à fait exemplaire de l’Empire ottoman, alors même que celui-ci se présentait comme le califat, le dépositaire de l’autorité religieuse sur les musulmans.

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Pour autant, il existe des Républiques autoritaires, tel l’Iran…

Oui, mais il ne faut pas confondre les institutions, les régimes en place et les consciences politiques. L’Iran est une authentique République, qui repose sur une séparation des pouvoirs. Le constituant issu de la Révolution de 1979 était obsédé par l’idée d’empêcher la reconstitution d’un pouvoir absolutiste tel que celui du shah. La constitution de 1979 émiette le pouvoir politique. Même le guide de la Révolution, qui occupe certes une position prééminente, doit composer avec d’autres pouvoirs. Ce régime n’est absolument pas comparable à des dictatures du type de celle exercée par Bachar el-Assad en Syrie. Mais il est clair que l’Iran n’est pas une République démocratique. Les candidatures aux différentes élections sont filtrées par des institutions, même si leurs membres sont élus au suffrage universel. La difficulté que nous pose l’Iran, c’est celle d’une République dont la légitimité procède autant du suffrage universel que de l’islam. La constitution reconnaît ces deux principes de légitimité. Cette République n’est pas démocratique, mais elle est incontestablement représentative.

Le paradoxe ne doit pas effaroucher au-delà du raisonnable. L’idée même de représentation, introduite par les thermidoriens en France après la Terreur, était d’inspiration antidémocratique et prétendait précisément écarter le peuple de la souveraineté.

Et dans ce contexte d’une authentique République non démocratique, en 2009, des Iraniens sont descendus dans la rue pour demander « Où est mon vote ? » Réclamant la démocratie, ils risquent leur vie. Ils ont une conscience politique non seulement républicaine – personne en Iran ne veut la restauration de la monarchie – mais aussi démocratique.

 

Qu’en est-il de la démocratie en Turquie ?

De la même manière, en Turquie, en dépit de la persistance de ce que les Turcs nomment l’« État profond », à savoir le rôle joué par les services secrets, l’armée…, l’exercice du suffrage universel y est incontestable depuis 1950. La fraude, résiduelle, marginale, est équivalente à celle que l’on constate en France. Le résultat des élections est respecté, y compris par l’armée à l’issue d’un coup d’État. Aujourd’hui, on voit bien comment le vote en faveur du parti islamique AKP depuis 2002 a été un vote moins religieux que politique, consistant à renvoyer l’armée dans ses casernes. Là aussi, nous avons des Turcs non seulement républicains mais, pour un nombre appréciable d’entre eux, authentiques démocrates, militant et votant en faveur de l’instauration d’une véritable démocratie.