Les mutiples lectures de Tristes tropiques

Le plus célèbre des livres de Claude Lévi-Strauss est tout sauf un récit d’aventures : il est le miroir où se sont reconnues au moins deux générations de lecteurs concernés par le problème colonial et le dévoiement de l’Occident.
Tristes tropiques, paru en 1955, est sans aucun doute l’ouvrage le plus lu de Claude Lévi-Strauss. S’il est difficile de se faire une idée du chiffre des ventes sur une aussi longue période et dans de si nombreux pays (sans doute plusieurs centaines de milliers d’exemplaires), on sait cependant qu’en 2006, l’ouvrage était traduit en 26 langues. Il occupe une place singulière dans l’œuvre et la carrière de C. Lévi-Strauss : Tristes tropiques est le texte le plus littéraire, le moins scientifique, d’un auteur dont les travaux sont par ailleurs exigeants et difficiles. Paradoxalement, c’est le livre qui lui a apporté la reconnaissance académique qu’il n’avait pu obtenir jusqu’alors. C. Lévi-Strauss avait échoué deux fois au Collège de France en 1949 et 1950. Il y est reçu finalement en 1958, certes en raison de ses travaux novateurs sur la parenté et sur l’organisation sociale, mais surtout parce qu’entre-temps Tristes tropiques a fait de lui un penseur connu de tous.

 

Ce succès continu, qui se poursuit depuis plus de cinquante ans, s’explique bien sûr par la qualité du livre, mais aussi parce que celui-ci a successivement rencontré différents publics. Chaque époque semble s’être reconnue dans Tristes tropiques pour des raisons à chaque fois différentes, comme si le livre offrait une réponse aux préoccupations du temps, non seulement en 1955, mais aussi dans les années 1960, puis dans les années 1970 et 1980, avant la consécration que constitue son entrée dans la « Bibliothèque de la Pléiade » en 2008.

Tristes tropiques est le deuxième volume de la collection « Terre humaine », dirigée par Jean Malaurie aux éditions Plon. Appelée à connaître un grand succès à partir des années 1970, cette collection n’a pas encore à l’époque d’identité bien définie. Elle espère ressusciter la tradition du « voyage philosophique », en proposant des récits écrits par des savants et accompagnés d’illustrations de qualité. Le succès de Tristes tropiques, qui paraît en octobre 1955, est immédiat. Les plus grandes plumes du temps signent des recensions très élogieuses : Raymond Aron, Maurice Blanchot, Georges Bataille, Michel Leiris, Max-Pol Fouchet, etc. signalent avec enthousiasme au public la parution d’« un livre humain, un grand livre » (selon le titre du compte rendu de Bataille dans Critique). L’accueil n’est pas limité aux revues intellectuelles ou littéraires ; partout dans la presse quotidienne et hebdomadaire, nationale et régionale, on salue « un nouveau Chateaubriand », un livre qui ressuscite une tradition française mêlant la curiosité pour l’autre à la réflexion à la fois philosophique et personnelle. On invoque les figures de Montaigne, Rousseau, Montesquieu. Très tôt, certaines formules font florès : « Je hais les voyages et les explorateurs », « Adieu sauvages, adieu voyages », etc. En décembre 1955, le jury du prix Goncourt publie un communiqué où il exprime ses regrets de ne pouvoir attribuer la célèbre récompense à Tristes tropiques car le règlement exige que le livre primé soit un « ouvrage d’imagination ». Le prix sera finalement attribué à Roger Ikor pour Les Eaux mêlées. Plusieurs mois plus tard, C. Lévi-Strauss se voit décerner la première Plume d’or, prix destiné à récompenser le meilleur récit de voyage ou d’aventures de l’année. Comme on pouvait s’y attendre de la part d’un auteur qui « hait les explorateurs », C. Lévi-Strauss refuse (la Plume d’or sera finalement décernée à Jean-Claude Berrier pour Au royaume de l’éléphant blanc), mais paradoxalement, ce refus apparaît comme un geste typique du grand écrivain, et Le Figaro annonce la nouvelle en ces termes : « Nouveau Julien Gracq. Un spécialiste des Indiens refuse une Plume d’or. » Quatre ans auparavant, en effet, Gracq avait décliné le prix Goncourt et vivement dénoncé la logique commerciale des prix littéraires ; ce refus achève donc de consacrer C. Lévi-Strauss non seulement comme savant, mais aussi comme écrivain et figure de la vie intellectuelle.