Les « passagers de la nuit »

La nuit, la ville ne dort pas totalement : on y croise des personnes qui travaillent, qui errent ou qui s'amusent. Qui sont-elles ? Éléments de réponse à partir d'une étude réalisée auprès de noctambules qui investissent la ville.

Longtemps, ni les sciences sociales ni les politiques ne se sont intéressées à la nuit, encore moins aux pratiques nocturnes de la ville. La nuit était considérée comme le temps du repos social, de la fermeture de la ville, du sommeil : autant dire un temps « mort » ou un temps tabou, occulté. Aujourd'hui en revanche, avec la déstructuration des temps sociaux, l'augmentation des horaires de travail décalés vers le soir et la prolifération des événements nocturnes, la nuit devient un temps à propos duquel s'interrogent bien des élus, des acteurs de l'offre culturelle, de services et en particulier les acteurs de l'offre de mobilités urbaines.

D'après les statistiques disponibles 1, ce sont les jeunes qui sortent le plus le soir et la nuit. Si, toutes tranches d'âges confondues, 20 % de la population française sort plusieurs fois par semaine le soir, les 20/24 ans sont 54 % et les 25/29 ans, 30 %. La décroissance des sorties nocturnes avec l'avancée en âge s'amorce « au tournant de la trentaine ». Par ailleurs, les données chiffrées prouvent aussi que les sorties nocturnes sont des pratiques essentiellement urbaines : si dans les communes rurales les sortants nocturnes ne représentent que 14 %, les habitants des villes de plus de 100 000 habitants sont 23 % et les habitants de Paris intra-muros culminent avec 35 %. D'où notre choix d'étudier les pratiques des 19/29 ans dans deux contextes urbains 2. Notons enfin que ce sont les « cadres, professions intellectuelles supérieures » et la catégorie hétéroclite des « autres inactifs » qui représentent les plus grands sortants nocturnes avec pour chacun 30 %. Ces chiffres nous ont amenées à apporter des éléments de réponse aux questions suivantes : pourquoi les jeunes investissent-ils la ville la nuit ? Quels plaisirs retirent-ils de ces sorties nocturnes et à quelles difficultés se heurtent-ils en ville la nuit ?

Quatre profils de jeunes sortants

Une typologie s'est dégagée de l'analyse des 80 entretiens ouverts et des 8 réunions de groupes que nous avons réalisés auprès de ces jeunes sortants nocturnes. Cette typologie repose sur plusieurs critères tels que la nature des motivations et des freins à sortir la nuit, les types de sorties, les lieux fréquentés, le degré d'investissement dans le foyer et dans le travail, voire le degré d'intégration professionnelle, le récit de vie au travers du vécu de la nuit... Une typologie qui permet de comprendre les logiques perceptives et affectives des personnes interrogées et de distinguer quatre grands types de sortants nocturnes : les « domicilophobes », les « sans-jour-ni-nuit », les « alternateurs » et les « domicilophiles ».

Pour les domicilophobes, le jour est associé aux contraintes et incarne le poids du réel tandis que la nuit permet d'échapper à celui-ci, de prendre une revanche sociale et affective sur le jour. Ils habitent encore chez leurs parents ou en chambre d'étudiant et n'ont aucun investissement dans le foyer. Leurs études ou leur travail ne les intéressent pas. La nuit est alors l'occasion de fuir la solitude et les responsabilités du jour que l'on n'est alors plus obligé d'assumer, comme le dit Nathalie, enseignante à Athis-Mons : « Le jour, ce sont des obligations à assumer... Alors que le soir et la nuit, je gère mon temps, je fais ce que je veux. C'est plus de la détente, du loisir... Plus on est fatigué, plus on sort, c'est le "ras-le-bol", les tensions, je n'ai pas envie de rester seule chez moi. »

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Les domicilophobes sont de grands sortants nocturnes ; ils sont le plus souvent possible à l'extérieur de leur domicile, 4 ou 5 fois par semaine. Plutôt âgés de 19 à 24 ans, ils expriment une vraie passion pour la nuit et les ambiances festives nocturnes qui y sont associées. La diversité et l'improvisation les séduisent ainsi que les métamorphoses qu'autorise la nuit. Des « Docteur Jeckyll et Mister Hide » se révèlent dans ce groupe, chacun à des degrés différents. « On ne va pas aller au boulot en jean avec des grandes chaînes qui descendent jusqu'aux pieds, sinon le patron il nous dit au revoir... La vie le jour, c'est un carré et on doit rentrer dans le carré... Le soir, je suis enfin moi », avoue Eric, étudiant en école de commerce.

Le contraste social, relationnel qu'ils ressentent entre le jour et la nuit leur font encore plus apprécier cette partie sombre des 24 heures au cours de laquelle les gens sont différents... La recherche d'entourage, de nouvelles rencontres, de lieux chaleureux, de balades ou de virées improvisées constituent les activités nocturnes qui semblent les libérer du poids du jour... « Le soir, c'est rencontrer des gens d'horizons différents, ce sont des rencontres agréables. C'est oublier le travail, le stress de la journée. Le soir, on est libéré », dit Malik, étudiant à Strasbourg.

Les sans-jour-ni-nuit sont, quant à eux, des adeptes d'une vie en continu et comme elle vient. L'absence de règles en termes de structuration du temps caractérise ces sans-jour-ni-nuit. Ils sont tous passionnément investis dans leurs activités professionnelles, souvent artistiques, qui les portent et leur font oublier de distinguer le jour de la nuit. Ils sont décalés vers la nuit pour la plupart mais disent vivre aussi bien le jour que la nuit. Souvent multiactifs, ils cherchent à exploiter les 24 heures de la journée, au maximum de leurs possibilités physiques et matérielles, comme nous le raconte, Thomas, un jeune architecte strasbourgeois : « La nuit, en tout cas une partie, c'est le travail. Mais parfois on travaille toute la nuit et pendant 48 heures de suite. Le jour, c'est assimilé au travail aussi, mais plutôt la deuxième partie de journée. Mes périodes de repos, c'est plutôt la deuxième partie de la nuit et le matin jusqu'à midi. » Le nombre de sorties nocturnes est élevé mais ils ne fuient pas leur foyer, souvent largement envahi par leur passion (atelier, matériel...). La nuit est souvent vécue comme un temps privilégié de travail ou d'activités de création. Les sorties nocturnes sont des occasions de regarder le monde, de s'inspirer du spectacle nocturne et de se laisser porter par l'environnement humain, paysager ou musical. David, infographiste, a choisi la nuit comme muse : « A partir du moment où j'ai commencé mon école vers 20 ans, j'ai rencontré des personnes qui m'ont dit "le mieux, c'est de sortir" : c'est comme un peintre ou un photographe, il faut une source d'inspiration. Donc, j'aime bien sortir et travailler la nuit. » La complémentarité entre le jour et la nuit est souvent soulignée par les sans-jour-ni-nuit, comme Rodolphe, étudiant en design, pour qui la nuit est un temps de création et de remémoration des éléments diurnes : « Je me sens bien la nuit. Maintenant, il y a Internet, le téléphone et la nuit me permet de beaucoup mieux travailler, j'ai plus d'idées la nuit. Tout ce que j'ai vu le jour revient la nuit. » En terme de sorties nocturnes, ce sont souvent des avant-gardistes qui découvrent de nouveaux lieux et les quittent dès qu'ils deviennent trop à la mode.