La généralisation de l'image numérique nous a-t-elle fait vivre une véritable révolution culturelle ? La numérisation des images a certes transformé l'économie de l'information en rendant l'image peu coûteuse à produire, mobile et réutilisable. Mais surtout, le fichier numérique, qui a remplacé le tirage photographique, a introduit une suspicion quant à la vérité de l'image, qui ne serait plus la copie du réel, la trace tangible et fiable de ce qui a été, mais une image virtuelle, actualisable à volonté et manipulable à l'envi. Cette opposition brute est fondamentalement erronée. Les images photographiques du temps de André Disdéri ou des frères Lumière n'étaient ni plus vraies ni plus fausses que les images numériques d'aujourd'hui, mais simplement produites dans un autre contexte. Or, ce ne sont pas les conditions techniques de sa production qui font que l'on peut croire à la vérité d'une image mais le contrat de communication à l'intérieur duquel elle s'insère. L'image numérique mérite donc d'être réexaminée : d'abord en fonction des différents secteurs d'activité qui l'utilisent aujourd'hui ; ensuite en fonction des régimes de communication auxquels elle appartient.
La numérisation à bas bruit de la télévision
L'image numérique s'est en fait introduite d'une façon échelonnée aux divers niveaux des médias de l'image. Dès la fin des années 70, on a compris qu'à terme le traitement numérique des informations allait s'appliquer au transport et à la production de l'image télévisée. Pour le cinéma, personne n'imaginait que les capacités de traitement de l'image nécessaires pour atteindre la qualité de l'image analogique sur grand écran allaient être disponibles à court ou moyen terme. Pas plus qu'on ne prévoyait qu'Internet allait s'imposer à partir de 1998 comme un vecteur de transport de l'image, créant une puissante dynamique de production d'images numériques. Les secteurs d'activité concernés, par ailleurs, avaient une expérience ancienne du changement technique. Ils étaient aussi habiles à le freiner (pour le contrôler) qu'à le susciter. Ces raisons expliquent le fait que la numérisation ait touché progressivement les différents secteurs du monde de l'image, en suivant une progression au tempo inégal.
Aujourd'hui, dans le monde de la télévision, la prise de vue, analogique à l'origine, est traitée d'emblée dans un environnement numérique. Dans une chaîne comme TF1 par exemple, c'est aujourd'hui un serveur qui gère les images diffusées. La production bénéficie alors de toutes les facilités qu'offre l'informatique. Au journal télévisé, incrustation d'image et sous-titrage font désormais partie d'une routine de la production. L'archivage aussi est numérisé : la quantité d'images et de séquences immédiatement mobilisables pour compléter une information est désormais sans commune mesure avec ce qu'elle était il y a une dizaine d'années. Dans la fiction, les caméras numériques ont accompagné l'évolution vers la télé-réalité et la confusion entre fiction et information. Cependant le style visuel des émissions n'a pas été, dans son ensemble, notablement affecté par l'utilisation de la prise de vue numérique : c'est plutôt l'économie générale de l'image qui s'est trouvée modifiée.
Les réticences de Hollywood
Dans le domaine du cinéma, même si les studios hollywoodiens utilisent encore les matériels traditionnels de prise d'image, les techniques numériques gagnent du terrain dans tous les domaines de la production.
Outre l'animation, elles se sont imposées dans les domaines des effets spéciaux. Ces derniers ont donné naissance à des genres cinématographiques (films d'épouvante, films d'anticipation), et la maîtrise des techniques des effets spéciaux est à la base de la réussite de nouveaux studios tels ceux de George Lucas (Star Wars). Le point d'équilibre actuel semble être atteint par des films intégrant les effets spéciaux dans une narration et une technique d'image traditionnelle, la « réussite » de l'opération se mesurant à la capacité des effets spéciaux à se mettre au service de la narration sans la perturber. Ainsi, dans Hulk, distribué en 2003. Les techniques numériques sont aussi utilisées pour tout ce qui touche à la postproduction, en particulier l'adaptation du récit aux codes culturels des différents continents.
Il faut aussi prendre en compte les stratégies des grands groupes multimédias apparus au cours des dix dernières années, tels AOL Time Warner, Disney ou le groupe Murdoch, qui déclinent systématiquement un même contenu sur divers supports numériques. La numérisation des films sur support DVD obéit à une perspective de marketing. Elle s'inscrit dans le calendrier mondial de diffusion d'un film, échelonné selon les continents, et fait appel à des systèmes de blocage de l'image pour éviter toute diffusion prématurée sur un marché local. Le DVD a aussi permis de recycler une troisième fois le stock des films anciens des studios (déjà remis en circulation via le VHS et les chaînes spécialisées). Il semble qu'en 2002 la vente de films en VHS et DVD ait commencé à rapporter plus à Hollywood que la projection en salle. Enfin, certains films (Walt Disney notamment) sont associés dès leur conception à une déclinaison sous forme de jeux vidéo. L'image, alors, sera conçue dès l'origine pour être déclinée de façon optimale sur les consoles de jeu. En revanche, la transposition des films du patrimoine cinématographique en numérique altère leurs conditions de réception : écrans de télévision relativement petits, format parfois modifié, définition toujours plus médiocre que dans l'original, couleurs incertaines... Les modes de prise de vue et d'éclairage, conçus à l'origine pour le grand écran, souffrent fréquemment de la transposition.