Les prophéties autoréalisatrices

Le futur est affecté par la vision que l'on en a. Ce concept, dit «des prophéties autoréalisatrices», a connu un grand succès. Il présente pourtant plusieurs insuffisances.

«En mars 1979, les journaux californiens commencèrent à faire beaucoup de bruit autour d'une importante et imminente pénurie d'essence ; les automobilistes californiens se ruèrent alors sur les pompes à essence pour remplir les réservoirs de leur véhicule. Le remplissage des douze millions de réservoirs (qui, jusqu'alors, restaient aux trois quarts vides) épuisa les énormes réserves d'essence disponibles, et entraîna quasiment du jour au lendemain la pénurie annoncée. » Paul Watzlawick rapporte cet événement dans son livre L'Invention de la réalité1. Cette anecdote démontre, selon le célèbre psychologue américain, qu'une croyance - même fausse au départ - peut contribuer à forger la réalité.

C'est en 1948 que le sociologue Robert K. Merton (né en 1910) emploie pour la première fois le terme de self-fulfilling prophecy, traduit habituellement par prophétie autoréalisatrice 2, dans le titre d'un article destiné à en inspirer beaucoup d'autres. Il en donne la définition suivante : «La prophétie autoréalisatrice est une définition d'abord fausse d'une situation, mais cette définition erronée suscite un nouveau comportement, qui la rend vraie. 3»

Le concept de prophétie autoréalisatrice n'est pas révolutionnaire, et R.K. Merton lui-même, dès l'introduction de son article fondateur, le place dans la lignée du « théorème de Thomas » (énoncé en 1928), selon lequel « si les hommes définissent des situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences ». L'épistémologue Karl Popper évoque l'effet OEdipe : c'est parce qu'on avait prophétisé à celui-ci qu'il tuerait son père et épouserait sa mère qu'il décide de quitter Corinthe, qu'il tue sur la route un étranger et épouse la reine de Thèbes (Misère de l'historicisme, 1944-1945). On doit à l'article de 1948 de Merton la première étude systématique de la prophétie autoréalisatrice, et l'appellation elle-même. Toutefois, dès 1936, l'auteur parle du phénomène inverse, les prophéties suicidaires, que leur simple énonciation empêche de se réaliser. Ainsi, quand les habitants d'une agglomération craignent une circulation très embouteillée, ils peuvent décider d'emprunter massivement les transports en commun, rendant ainsi le trafic plus fluide et empêchant la réalisation du phénomène prévu.

Un concept à succès en sciences sociales

R. K. Merton illustre le processus par plusieurs exemples. Les clients de telle banque l'imaginent à tort insolvable, et retirent tous leurs avoirs ; ils la précipitent ainsi dans la faillite, et leur évaluation à l'origine erronée finit par être exacte. Un étudiant convaincu qu'il échouera à l'épreuve passe plus de temps à s'inquiéter qu'à étudier, si bien qu'il rate son examen. Deux pays, persuadés que la guerre est inévitable, s'arment de plus en plus, augmentant ainsi le risque de guerre. Durant l'entre-deux-guerres, les Blancs cherchent à exclure les Noirs des syndicats, croyant qu'ils sont des briseurs de grève et des traîtres à la classe ouvrière ; les Noirs, privés du soutien syndical et donc plus faciles à manipuler par les employeurs, restent à l'écart des mouvements de grève...