S.H. : Comment expliquez-vous la « crise des banlieues » de novembre 2005 ? Quels sont pour vous les facteurs déclenchants ? Est-ce un accident ou cet événement fait-il partie d’une structure plus large ?
H.L. : Cette crise relève à mon sens de l’accident, mais de l’accident probable… La mort de deux adolescents a joué un rôle déclenchant, à l’évidence, puisque les émeutes se sont d’abord développées en Seine-Saint-Denis, dans des villes proches de Clichy et Montfermeil, où ces événements eurent lieu. Par ailleurs, les émeutes ont touché plus particulièrement l’est du département, dans des villes qui avaient été ces vingt dernières années moins marquées par la violence urbaine ou la délinquance… mais qui étaient dans la partie la plus proche de l’épicentre de l’incident déclencheur. Tout part donc d’un accident.
Cela dit, cet événement est unique en son genre – c’est un fait divers d’ordre particulier puisque ces jeunes n’étaient pas en train de faire un cambriolage : ils se sont sentis poursuivis par la police… L’étaient-ils ou non ? Cela est discutable. Ce qui est sûr, c’est qu’il existe dans ces quartiers un climat dans lequel les jeunes s’enfuient dès qu’ils voient la police, même s’ils n’ont rien fait. Il y a donc un rapport très particulier entre les jeunes et la police… En outre, c’était la période du ramadan, et ils étaient pressés de rentrer chez eux, avant que le jour ne soit tombé.
Mais il y a aussi une structure qui a rendu favorable l’apparition des émeutes. On a invoqué les propos du ministre de l’Intérieur, mais cet élément n’est pas décisif, car quand Chevènement a parlé des « sauvageons », ce qui était certes moins agressif que « racailles », cela n’a pas mis le feu aux poudres ! Ce qu’il faut noter surtout, c’est que les villes touchées par les émeutes étaient les plus pauvres, et la part des jeunes au chômage, comme des jeunes de moins de vingt ans, y était très importante. À quoi s’ajoute le fait que ces jeunes appartiennent à des « grandes familles » souvent d’origine subsaharienne. En outre, ces villes ont fait l’objet des premières conventions avec l’Agence nationale de rénovation urbaine - quel que soit l’avancement des travaux. Par ailleurs, on remarque que les émeutes ont été plus nombreuses dans les villes possédant une zone franche urbaine active (ZFU), ce qui est paradoxal puisque dans ces zones, à travers une politique active de l’emploi et différents types d’exonération, tout est fait pour suppléer au déficit d’emploi. D’un autre côté, ces zones ont été classées ZFU justement parce que c’est là où le déficit d’emploi est le plus marqué… Donc il faut se méfier : l’indicateur désigne autant le déficit que le remède qui est apporté ! Il montre donc le problème en même temps que la solution… De la même manière, l’émeute répond-elle au problème ou à la solution ? J’aurais tendance à dire que l’émeute répond au problème en dépit de la solution, parce que la solution est jugée comme n’étant pas à la hauteur des attentes en termes d’emploi. En effet, dans ces quartiers, le taux de chômage avoisine les 30 à 40 % en moyenne pour les jeunes, et si on prend les non-diplômés, on dépasse 50 % chez les moins de 30 ans !
M.O. : On peut rajouter à cela un autre élément. En effet, quand on cherche à formaliser la comparaison entre les émeutes et le mouvement anti-CPE, on voit que les causes objectives des émeutes ne se retrouvent pas toutes dans celles du mouvement étudiant ; en outre, elles n’ont pas joué de la même façon dans les deux cas. On se rend compte alors que, pour les émeutes, la question de la ségrégation est centrale. Tous les éléments qu’on vient d’indiquer s’amplifient par un effet de ségrégation. L’émeute est donc aussi à mon sens une réponse à un état de ségrégation, comme le montre la comparaison avec l’Angleterre ou les USA. La ségrégation a joué un rôle très important en transformant la perception des inégalités sociales selon une lecture en termes de discriminations.
H.L. : La part de populations issues de l’immigration est plus importante dans les ZUS, où eurent lieu les émeutes de novembre – et cela ne se retrouve pas dans le mouvement anti-CPE… Donc le sentiment de ségrégation se fonde sur un fait réel, la concentration dans certaines zones de populations d’origine immigrée. Un tel sentiment débouche en outre sur le sentiment qu’ont les jeunes d’être des citoyens de seconde classe, sur l’impression d’être méprisés…
S.H. : Ne peut-on pas dire que l’émeute est le stade supérieur de la protestation, que, si trop d’éléments viennent s’accumuler (notamment la ségrégation), on passe un seuil qui fait qu’au lieu d’une manifestation, on a une émeute ?
H.L. : Je ne crois pas que cela fonctionne ainsi… Car ces jeunes-là sont passés directement à l’émeute ! La politisation viendra seulement après qu’ils aient brûlé des voitures. Car ils sont très jeunes et n’ont pour l’instant pas de culture politique au sens traditionnel du terme. Ils ont en outre été beaucoup plus isolés, d’un point de vue social et culturel, que leurs prédécesseurs – ils sont seuls. Pour leurs aînés, les « grands frères », les partis, les associations ont joué un rôle. Dans cette classe d’âge, ils se sont trouvés plus seuls. Leur lexique a donc été quasi nécessairement celui de la violence – d’autant plus qu’ils ont été bien conscients de l’aspect télégénique qu’il y a à brûler des voitures !
M.O. : Sur ce point-là, la comparaison avec le mouvement anti-CPE est aussi très parlante. Car là dès le départ, la politisation par les syndicats étudiants et lycéens, ou par les partis, a été très forte - que ce soit au niveau local ou national. Or, les émeutes n’ont jamais fait l’objet d’un discours politisé. Il y a eu des discours politisés et des formes de solidarité politique au niveau local, au sein des échelons infra-municipaux, mais personne, au niveau national, n’a tenté de donner un sens politique aux émeutes. Ce déficit de mise en forme politique de leur situation sociale les différencie des mouvements anti-CPE. Donc il faut être prudent dans l’approche comparée des deux mouvements : ce sont tous deux des mouvements de jeunesse, de génération, mais par ailleurs très différents ! Beaucoup de commentateurs avaient tendance à ne tirer qu’un seul fil explicatif : la classe sociale, la génération, l’origine ethnique, la composante territoriale, etc. Or, en réalité, il faut prendre en compte l’ensemble de ces facteurs, dans un contexte de forte ségrégation urbaine, si on veut comprendre le phénomène.
H.L. : On peut partir du constat banal que les protestations sont souvent plus le fait des jeunes dans le monde : courir, lancer des pierres… Tout cela suppose d’être plutôt en bonne santé ! Au-delà de cette banalité, la place des jeunes dans le marché du travail est problématique, car ils sont tous une difficulté à s’insérer professionnellement – c’est une singularité française -, et ce phénomène est plus accru chez les jeunes des banlieues populaires. C’est une réalité qu’en France, il n’y a qu’une seule classe d’âge qui travaille, pour reprendre une expression d’Eric Maurin : les seniors sont évincés, et les plus jeunes aussi. On comprend alors que la classe d’âge des jeunes se soit unifiée lors des manifestations anti-CPE, et qu’ils aient même été rejoints par les jeunes des banlieues à la fin.
M.O. : C’est vrai que depuis peu, la dimension générationnelle est devenu une explication de plus en plus plausible – pensons aux travaux de Louis Chauvel. Mais, à y regarder de près, l’unité structurelle de cette jeunesse (la classe d’âge) ne permet pas d’expliquer les différences de comportements entre émeutes de novembre et manifestations anti-CPE. Outre les différences suscitées, le rapport au politique n’est pas le même.
H.L. : En même temps, peut-être que les jeunes d’origine maghrébine ont en quelque sorte donné le ton, du point de vue du discours… Même s’ils sont dominés du point de vue socio-économique ou scolaire, ils ont la capacité à produire culturellement des standards qui se diffusent… Pensons à la musique, à des styles linguistiques ou vestimentaires, qui se sont imposés bien au-delà des milieux populaires. Cette diffusion culturelle est remarquable, car en général, c’est plutôt le contraire qui se passe – les gens des milieux aisés imposant généralement leurs codes culturels à ceux des milieux populaires. Ce phénomène a été souligné par plusieurs sociologues, comme Michel Wieviorka ou Didier Lapeyronie : l’intégration à la française a permis ce type d’interinfluences et de diffusions culturelles, même s’il voisine avec une discordance très forte, au niveau politique et économique.
S.H. : Les jeunes des cités vivent un certain nombre d’inégalités mais, si on vous comprend bien, ce qui est important, c’est qu’ils effectuent une lecture de ces inégalités en termes de discrimination (notamment de type « raciale »)… Peut-on rapprocher ce type de comportement avec la réappropriation de l’histoire par des communautés de victimes dans l’espace public – sur l’esclavage, ou la mémoire « noire » au sein du CRAN (Comité représentatif des associations noires), par exemple ?
M.O. : C’est là une importante différence par rapport à l’histoire des immigrations précédentes, d’origine européenne. Les Italiens, les Polonais, les Espagnols ont subi eux aussi le racisme, la stigmatisation… Mais l’intégration de leurs enfants nés en France s’est faite pour une large part au moment des Trente glorieuses – quand l’intégration économique et politique était plus efficace et reposait sur l’espoir que les enfants auraient un avenir meilleur que celui de leurs parents. Du coup, la mémoire des enfants d’immigrés de ces années-là est moins douloureuse. Concernant les enfants de famille d’origine maghrébine ou subsaharienne aujourd’hui, les parents arrivent en France dans une période tendue, liée à la décolonisation (la Guerre d’Algérie, notamment), puis dans la période de crise socio-économique qui a suivi… la seule que connaîtront leurs enfants. La majorité d’entre eux s’intègrera à la société française malgré ce contexte difficile mais ils conservent, même les enfants de la troisième génération, la mémoire de l’humiliation et de la souffrance des parents, entretenus par les discriminations ethniques. Cette situation favorise aussi le passage d’une lecture en termes d’inégalités à une lecture en termes de discriminations.
H.L. : Il faut toutefois faire des distinctions : l’histoire des jeunes issus de la migration depuis les Dom-Tom, celle des jeunes issus de l’immigration maghrébine, des jeunes issus de familles noires subsahariennes – et parmi ces derniers, ceux de culture musulmane ou chrétienne. Tous ces jeunes n’ont pas le même rapport à la mémoire de l’esclavage. L’esclavage a aussi existé à l’intérieur du continent africain, même avant la colonisation ! Il y a donc plusieurs mémoires de l’esclavage, complexes et parfois contradictoires. Cela dit, on observe qu’il n’y a pas eu de tension entre ces différents groupes, en France, notamment entre jeunes de familles noires africaines et jeunes maghrébins… Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de tensions entre ces groupes – simplement, ça n’est pas allé jusqu’à l’affrontement. Il y a même eu de fortes solidarités en novembre, alors que des affrontements interethniques ont eu lieu au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Il me semble par ailleurs que les jeunes issus de la migration antillaise ont peu participé aux émeutes… Alors qu’ils sont en première ligne sur la question de la mémoire de l’esclavage.
Certains jeunes se revendiquant comme « Noirs » ont des positions extrêmes, comme le groupe Ka qui a fait une descente rue des Rosiers, et qui s’est affirmé contre le métissage, en reprochant aux Juifs la mise en esclavage des Noirs, depuis la Bible (la malédiction de Cham). C’est un mouvement minoritaire bien sûr, qui constitue un épiphénomène. Ce qui est certain, c’est que cette forme de revendication extrême s’inscrit dans cette extraordinaire demande de dignité chez les jeunes des banlieues. On trouve beaucoup de discours qui réinterprètent l’histoire, radicalisant l’analyse d’un Cheikh Anta Diop, pour qui les Egyptiens, créateurs d’une très haute civilisation, étaient avant tout des Noirs… Mais ce qui est important, je crois, c’est d’observer ces modalités selon lesquelles des jeunes se sentant méprisés, relégués, en situation de ségrégation, transforment cette situation en disant que c’est de la discrimination, fabriquant ainsi un nouveau thème du discours politique.
S.H. : Pour revenir à votre livre, comment faites-vous la comparaison entre les cas français et italien ?
M.O. : Le cas italien est intéressant pour trois raisons. D’abord parce que l’Italie était un pays d’émigration qui devient aujourd’hui un pays d’immigration. Ensuite parce que l’insertion économique et territoriale des immigrés en Italie ne se passe pas comme en France. Enfin, l’immigration en Italie a beaucoup moins à voir avec le passé colonial de ce pays.
Il faut remarquer que les immigrés ne sont pas implantés uniquement dans les grandes villes ou les banlieues, mais aussi dans les petites villes, voire les campagnes. Ils sont du coup intégrés à l’économie « diffuse », au niveau des PME des villes moyennes du nord-est et du centre (Toscane, Vénétie, partie orientale de la Lombardie, etc.). Ces immigrés jouissent d’un haut niveau d’intégration économique, ils sont assez peu au chômage, mais sont invisibles politiquement ! Cela dit, pour les raisons territoriales que je viens d’évoquer, cette absence de visibilité ne débouche pas sur des émeutes. L’autre aspect est que, au moment où la question de la décolonisation émergeait en France et où étaient stigmatisés les immigrés, l’Italie a affaire à une immigration interne, avec la main d’œuvre du Sud (Sicile, Calabre, Pouilles…) qui affluait vers le Nord industriel. L’Italie a donc une spécificité qui consiste à avoir des immigrés de l’intérieur, des autochtones catholiques et parlant italien… Donc le rapport à l’immigré – et notamment la question de sa reconnaissance et de sa dignité – se pose de manière différente du cas français ! La présence non négligeable d’immigrés dans des villes comme Milan ou Rome est liée à des services aux particuliers… Beaucoup de familles moyennes et supérieures des grandes villes italiennes ont en effet recours à la domesticité, dans une logique d’intégration familiale, ce qui est assez difficile à comprendre pour nous Français. A Rome, beaucoup d’immigrés venant des Philippines partagent au quotidien la vie des familles au sein d’un même appartement ! C’est là une forme d’intégration, de socialisation, étant donnée la forte composant familialiste dans la société italienne. Il y a d’autres formes de xénophobie certes, mais ce type de relations domestiques favorise une forme d’intégration des immigrés peu diffuse en France. Par ailleurs, le pays doit faire face à une arrivée d’immigrés clandestins sur les côtés des Pouilles et des îles au large de la Sicile qui contribue à placer la question du contrôle de l’immigration au premier plan des préoccupations politiques.
H.L. : Le cas anglais se situe pratiquement à l’opposé… De manière schématique, on pourrait mettre sur une même ligne l’Italie d’un côté, l’Angleterre de l’autre, et la France au milieu. Au Royaume-Uni, la ségrégation dans le Midlands est encore plus marquée qu’en France, la séparation territoriale des groupes ethniques est très forte. Une différence de taille est qu’en Angleterre, les minorités sont toutes reconnues comme des entités politiques, alors qu’en France, elles doivent disparaître au nom de l’intégration républicaine… Ces minorités sont donc à la fois plus ségrégées et en même temps plus reconnues. Du coup, les tensions, quant elles apparaissent, ne se font pas face à l’institution mais face à un sous-prolétariat anglais, qui apparaît comme le principal concurrent de ces minorités… Cette underclass, qui a subi un fort chômage avec la désindustrialisation, s’est exprimé dans des manifestations violentes, comme à Brixton il y a longtemps, et plus récemment autour de Manchester.