Les ressorts de la croissance. Rencontre avec Daniel Cohen

Avec le recul, la croissance des trente glorieuses se révèle plus exceptionnelle qu'on ne le pense. C'est ce qu'explique Daniel Cohen dont l'analyse de l'actuelle mondialisation va également à rebours d'idées reçues.

Septembre 1973 : le gouvernement Allende est renversé par le général Pinochet. Le mois suivant éclate la guerre du Kippour à l'origine du premier choc pétrolier. Quelques mois plus tard, en avril 1974, le président Pompidou décède... C'est dans ce contexte que Daniel Cohen entre à l'Ecole normale supérieure (ENS), section mathématiques. « Nous avions l'impression que le monde changeait. Comme quelques-uns, je n'avais pas trop l'esprit aux études. » De l'ENS, il sortira cependant avec une agrégation de mathématiques. Mais aussi en ayant fait la découverte d'une discipline : l'économie. A l'ENS, l'enseignement de cette dernière était plutôt « artisanal » mais des plus stimulants car assumé par des personnalités de différents horizons théoriques et idéologiques. « Nous disposions d'une pluralité de points de vue pour mener un raisonnement intellectuel ouvert. »

De cet éclectisme, D. Cohen conservera l'idée qu'il n'y a nul besoin de choisir un courant plutôt qu'un autre. Ce n'est cependant que plus tard que s'affirmera sa vocation d'économiste. Outre l'agrégation, il passera un DEA de mathématiques à Dauphine. Aujourd'hui encore, celles-ci demeurent son principal instrument de travail. Si les ouvrages destinés au grand public en sont dépourvus, ses articles publiés dans les revues spécialisées en font abondamment usage. Le premier poste qu'il décroche au sortir de l'ENS est un poste d'assistant en mathématiques à Nanterre. Il lui permet cependant de côtoyer des économistes marquants comme Carlo Benetti, théoricien de l'histoire de la pensée économique, Suzanne de Brunhoff, économiste marxiste qui devait diriger plus tard sa thèse de 3e cycle, et les initiateurs de l'école de la régulation (Robert Boyer, André Orléan, Michel Aglietta, Jacques Mistral...).

Parallèlement, D. Cohen occupa un poste de chargé de mission à la direction de la prévision du ministère de l'Economie. « C'était un autre monde qui tranchait avec le brouhaha intellectuel de l'univers normalien. Les données et les statistiques y dominaient. » Entre-temps, il y eut un autre tournant, au début des années 80 : une première année sabbatique aux Etats-Unis en 1980-1981, puis une autre en 1982-1983, passée dans l'un des temples de la science économique contemporaine, Harvard, et financée grâce à une bourse. L'occasion de découvrir de futurs grands noms de la science économique made in USA : Paul Krugman, Jeffrey Sachs, Rudiger Dornbusch, le Français Olivier Blanchard... Mais aussi de prendre la mesure de l'inventivité de la science économique américaine, de découvrir que l'équation « néoclassique- = libéral » ne se vérifie pas toujours (tous les représentants de ce courant ne sont pas favorables au retrait de l'Etat). Même si, en l'occurrence, l'économiste avec lequel il entreprend ses premiers travaux n'est autre que Jeffrey Sachs, le futur conseiller de Boris Eltsine, partisan de la thérapie de choc, et donc des privatisations dans la Russie postsoviétique. C'est avec lui qu'il se rend en Bolivie pour définir un programme de lutte contre l'hyperinflation de l'époque et qu'il se penche sur l'endettement des pays en développement. Un contrecoup du choc provoqué par le coup d'Etat de Pinochet ? Une confirmation en tout cas de cette volonté d'ancrer ses recherches dans les préoccupations de son temps. Fût-ce au prix d'anticipations... Ces travaux, D. Cohen et J. Sachs les menèrent en effet à partir de septembre 1981, soit quelques mois avant que n'éclate la crise mexicaine, en août 1982. Cette question de l'endettement des pays en développement devait l'occuper encore plusieurs années. Elle est au centre de sa thèse soutenue en 1988, soit l'année précédant l'adoption du plan Brady en 1989, et traduite depuis aux presses du prestigieux MIT (Massachusetts Institute of Technology).

Aujourd'hui, c'est avec trois casquettes que D. Cohen oeuvre en économiste. En tant que professeur d'abord : à l'ENS où il enseigne l'économie. « Je m'adresse à un public constitué essentiellement d'élèves qui ont fait des khâgnes BL, des classes préparatoires à la fois scientifiques et littéraires. J'ai donc été obligé de constituer un bagage pédagogique en prenant soin d'éviter un recours excessif à la formalisation mathématique. » C'est de cette expérience qu'est tiré son premier livre destiné au grand public, Les Infortunes de la prospérité, publié en 1994. Trois autres ont suivi depuis, tous aussi économes en équations, dont Richesse du monde, pauvretés des nations qui le fit connaître au-delà du cercle des économistes.